(Maona) Y'a de la visite

« Anna. » C’est la première chose qui lui sort d’entre ses lèvres lorsqu’il claque la portière de son véhicule. Il ne s’attendait pas à la voir en bas de chez lui. Elle tient dans ses mains quelque chose qui ressemble à une enveloppe. Eneko s’avance, pose sa main sur son dos, ce qui la fait sursauter. Elle se retourne, les traits tirés, fatigués. Elle se présente sous un autre jour, elle ne va pas bien. Elle a passé des mauvaises nuits. « Tu montes ? » Anna n’a pas besoin de le saluer, de dire un mot, il comprend qu’elle est là parce qu’elle a besoin de lui parler, de le voir et il n’est pas question qu’il la laisse seule ici. Elle hoche la tête, le suit jusqu’à l’intérieur de l’immeuble. « J’ai eu l’adresse par ton père. » dit-elle, d’une voix murmurée, rien à voir avec toute l’assurance qu’elle dégage en temps normal. Ils montent les escaliers, puis se retrouvent très vite à l’intérieur de chez lui. Elle regarde l’endroit, la décoration, certainement les objets. C’est propre, c’est rangé, il est habitué à garder les endroits où il vit dans l’ordre. D’un signe de la main, il lui indique une chaise près de l’îlot central. Anna s’installe, les yeux rivés sur ses doigts qu’elle pose face à elle, doigts qui se crispent sur l’enveloppe. « Je te sers quelque chose ? Je n’ai pas d’alcool. » Elle s’étonne, mais il ne répond pas. Elle se contente de demander un verre d’eau qu’il pose face à elle. Anna lâche l’enveloppe, la troquant contre son verre dont elle boit quelques gorgées. « Que se passe-t-il ? » Il n’a pas l’habitude d’aller par quatre chemins avec Anna, parce qu’elle est pareille. D’un coup, elle lâche un long soupir, pose ses mains sur son visage. « Cameron. Ton père m’a dit qu’il l’avait viré de chez lui. » Il ne savait pas ça. Depuis qu’il a vu son père, il n’est pas rentré en contact avec lui. La honte de ce qu’il lui a révélé. Difficile de faire face à son père après ça. « Il m’a raconté pour… l’accident. » « Il t’a dit quoi d’autre encore ? » Son ton est un peu brut, mais ce n’est pas contre elle. Il est effrayé à l’idée qu’il balance cette histoire à n’importe qui, mais Anna le rassure, lui dit qu’il n’y a que ça, l’interroge sur ce qu’elle devrait savoir d’autres, mais il recadre rapidement les choses. Anna n’insiste pas. « Il m’a menacé, tu sais. Il est venu, un soir, il était enragé. Je ne sais pas ce qu’il lui a pris de faire ça… » Elle désigne son cou pour expliquer ce que Cameron lui a fait. Sa main sur sa gorge. Anna a perdu connaissance, puis il l’a fait revenir, puis elle a reperdu connaissance. Il a fait ça deux autres fois encore, avant qu’elle ne s’écroule pour de bon. Lorsqu’elle est venue le voir, Eneko avait remarqué un foulard, mais il ne s’était pas attardé là-dessus. Son cœur bat fort, sa colère reprend. Il déteste ce qu’il entend, il déteste imaginer ce qu’il lui a fait. Anna baisse la tête, s’effondre en larmes et aussitôt, il fait le tour de l’îlot, tourne le tabouret et tire sur ses mains pour la prendre dans ses bras. Il cale son menton sur sa tête et souffle : « Il ne recommencera plus. Il ne s’approchera plus de toi. » Il ne s’approchera plus de personne. Il a envie de meurtre, d’un coup. De le tuer de ses propres mains pour avoir fait autant de mal autour de lui, pour s’être acharné sur les personnes à qui il tient. Eneko dépose un baiser sur son crâne et resserre un peu plus ses bras autour d’elle. Il sent les doigts d’Anna agripper sa chemise, il la sent pleurer contre lui. Il ne l’a encore jamais vu dans cet état.

La porte s’ouvre, le visage de Maona apparaît, suffit à ce qu’ils se séparent. Anna passe sa main sur son visage et il aurait bien envie de passer une main dans son dos pour la calmer, l’apaiser, mais le regard de Mao le pousse à ne pas le faire. Il la suit des yeux, entend la porte de la chambre se refermer et se tourne ensuite vers Anna. La situation est compliquée, délicate. Il ne peut pas demander à Anna de partir, pas alors qu’elle est dans cet état et en même temps, il ne peut pas laisser Maona seule dans sa chambre, en train de ruminer. Pris entre deux feux, c’est finalement Anna qui décide pour lui. Elle reprend son enveloppe qu’elle serre entre ses doigts. « Je vais y aller. Tu sais, c’était juste pour… discuter, de ça. De cette convocation. De ce qu’on a bien pu se dire avant, aussi. » Il comprend. Ils se sont dit des choses blessantes, au début et ils doivent en parler, Eneko doit lui dire qu’il se sent désolé de la manière dont ça a tourné, alors il lui propose de venir le rejoindre le lendemain midi, à l’entreprise. Ils pourront en discuter plus longuement, dans un moment mieux choisi. Anna efface ses larmes, Eneko pose sa main sur son épaule. Elle a bien fait de venir et c’est ce qu’il lui dit. Ca semble la toucher. Anna revient une nouvelle fois dans ses bras, reste quelques secondes là, puis sort de l’appartement, laissant un Eneko inquiet pour elle. Il passe sa main sur son visage, souffle un coup pour se donner du courage, essaie d’effacer les images de Cameron faisant du mal à Anna, puis se dirige vers la chambre. Il ouvre la porte, s’appuie dans l’encadrement de la pièce et observe Maona assise sur le lit. « Anna est venue pour discuter. » Il s’approche, se pose sur le lit, à ses côtés et saisit sa main dans la sienne. « Elle souhaitait discuter de la convocation pour notre divorce, de ce qui s’est passé entre elle et moi… De Cameron. » Il n’essaie pas de se justifier parce qu’il a quelque chose à se reprocher, c’est le contraire. Il lui en parle, ne lui cache rien, pour qu’elle ne s’imagine pas des choses qui pourraient lui faire mal. Anna a fait partie de sa vie, a partagé celle-ci pendant dix ans. Ils ont un passé en commun et avec la manière dont ça a commencé entre eux, il peut comprendre que Maona ne se sente pas à l’aise en la voyant, alors il essaie de la rassurer, au mieux, sans pour autant tenir secrètes des informations. Les deux ensemble, ce n’est pas évident. « Anna ne va pas bien. Je la vois demain midi, à l’entreprise, pour discuter, mettre les choses un peu au point... Elle a besoin de soutien. » Explique-t-il, en se demandant si les mots qu’il emploie ne sont pas brusques, peut-être qu’ils le sont moins avec son ton posé. « Ca t’inquiète ? Explique-moi ce qui se passe dans ta tête. » souffle-t-il, en caressant la paume de sa main. Il sent qu’elle souffre et il ne peut que comprendre, pour ressentir la même chose lorsqu’il s’agit de son ex-petit ami.

C’est sec, c’est clair. Elle est furieuse contre lui, elle n’a pas apprécié la présence d’Anna dans l’appartement. Maona se lève, sans un mot et après quelques secondes à fixer le mur, il lâche un soupir, se lève et la suit dans l’autre pièce, jetant un coup d’œil furtif à ce quo passe à la télévision, sans vraiment s’y intéresser, puis il entrouvre la bouche pour parler, n’en a finalement pas le temps qu’elle reprend. Il l’écoute, sans broncher, croise les bras, se ferme un peu. Il comprend, pourtant, qu’elle puisse être blessée, qu’elle puisse se sentir mal à l’aise. C’est son ex-femme. « Oui, tu peux avoir confiance. Du temps où on était ensemble, je n’ai jamais touché Anna, ni une autre femme. Jamais. Même dans les pires moments, je ne suis pas revenu la voir. » Ca lui semblait inconcevable, pour plein de raisons, parce que ça allait mal entre eux, parce qu’il n’a pas pour habitude de se confier, ça le dérange de parler de lui, d’être au plus bas. Il se sent encore plus mal après. « Tu n’as rien à craindre, sincèrement. Anna et moi, ça fait deux ans que c’est terminé, depuis qu’elle m’a avoué son aventure. » Peut-être même depuis plus longtemps. Leur couple ne fonctionnait pas. Ils n’étaient pas proches comme Eneko l’est avec Maona. Il n’était pas aussi présent, n’en ressentait pas tant le besoin que ça. Anna est indépendante, Anna est une femme forte qui vivait sa vie, qui voyait ses amis, s’amusait très bien sans lui. Eneko l’a clairement laissée de côté au détriment de son entreprise qui avait bien plus d’importance que tout le reste. Et il est là le problème, Anna passait au plan second sans aucune difficulté. « Lorsqu’on s’est rencontré, ça faisait déjà trois mois que je ne la touchais plus, que je n’en ressentais pas le besoin. La seule raison pour laquelle je restais auprès d’elle, c’est parce qu’elle refusait de signer les papiers du divorce. La seule raison qui me poussait à garder notre relation secrète, c’est parce que je craignais de perdre mon entreprise. Et encore. Je t’ai fait passer au premier plan. » Il se rappelle de sa conversation avec Anna, leur dispute, lui avoir dit que s’il n’avait d’autres choix, il lui laisserait son bien. Il se souvient avoir menti en disant que les choses s’étaient arrangées entre lui et Anna, pour la faire rester dans son entreprise. Oui, il a fait passer Maona en premier. « Ce que je ressens à son égard, c'est, comment tu as défini ta relation avec Nino déjà ? Ah. De l'attachement. » dit-il, en reprenant le terme exact. « Alors tu vois, tu n’as rien à craindre et tu n’as certainement pas à me parler comme tu viens de le faire. » Il n’a pas apprécié son ton de voix, qu’elle s’enfuit. Eneko se demande si elle se serait exprimée sur le sujet s’il n’était pas revenu dans la pièce. « Tu es plus importante que tout le reste. Je ne te trahirai pas. Je ne suis pas parfait, loin de là, mais en matière de fidélité, je suis certainement l’une des sources les plus sûres que tu puisses connaître. Je ne suis pas comme toi. » lâche-t-il, sévèrement, un peu trop durement, en s’approchant de l’îlot. Il passe derrière, se sert un verre d’eau. Il a conscience d’y être allé un peu fort, mais il ne s’excusera pas, parce qu’il ne ressent pas le besoin de le faire, parce qu’il a dit ce qu’il pensait.

Eneko a été loin, il l’a blessée, il le voit à ses larmes. Il fait un pas vers elle, puis s’arrête lorsqu’elle lui demande de ne pas la toucher. Il reste près de l’îlot, les mains appuyées dessus, les yeux plantés dans les siens. Elle a raison. La vérité blesse. C’est dur à encaisser. Il garde le silence, se contente de commencer son verre d’eau, de le terminer. Eneko essaie de se calmer, de respirer, de ne pas s’aventurer dans une nouvelle conversation. Il pourrait dire des choses qu’il pourrait regretter. Mais elle a raison, Maona, quand elle dit qu’il va falloir qu’elle s’y habitue, parce qu’Eneko sait au fond de lui qu’il ne pourra pas s’arrêter d’y penser, d’en parler. En deux ans avec Anna, il n’a pas réussi à faire abstraction de son erreur. Aujourd’hui, s’il ne lui a pas pardonné, il est passé au-dessus avec leur séparation qui l’a libéré. « Tu sais. S’il n’y avait pas ce bébé, parfois j’aurais envie de baisser les bras. » Sa voix est calme, fait contraste avec tout ce qu’il a pu dire précédemment, mais c’est sincère et c’est peut-être le plus douloureux. Ce petit être qui grandit en elle l’aide à garder la tête hors de l’eau, à se motiver à faire avec les images qui tournent en boucle dans sa tête, au moins une fois dans la journée. Au fond de lui, Eneko sait très bien qu’il va constamment passer par des moments compliqués, comme il en a passé avec Anna. « J’ai parfois l’impression de revenir au temps où j’étais avec Anna, ces deux dernières années. » Il avance, oui, mais cet élément perturbateur est là pour l’arrêter alors qu’il fait plus de deux mètres. Une chose est sûre, c’est qu’il essaie de vivre avec ça, parce qu’il est amoureux de Maona, comme il n’a jamais été amoureux auparavant, parce que lorsque les choses vont bien, Eneko arrive à se sentir bien, parce qu'il aime sentir son regard amoureux sur lui, parce qu'il aime l'entendre lui dire les trois mots magiques, mais aussi parce qu’il ne se donne plus le choix de faire autrement. « Vous n’êtes pas bien différentes l’une de l’autre, finalement. A mon avis, tu pourrais même t’en faire une amie avec qui tu pourras analyser toutes les horreurs que je vous balance à la figure. » dit-il, en fouillant dans son manteau pour en sortir un paquet de cigarettes. Il a l’impression de faire que ça en ce moment, fumer. Il s’avance vers la fenêtre de la cuisine qu’il ouvre et allume sa cigarette pour fumer là. Ca le déstresse, ça lui fait du bien, du moins, ce qu’il pense, mais en fait, ça n’efface pas la boule qui vient de s’installer au creux de son estomac. Ca ne retire pas son envie de tout envoyer bouler, encore une fois. Mais il n’en fait rien, parce qu’il n’est pas calme, parce qu’ils viennent de se disputer, parce qu’il pourrait faire des choses sur un gros coup de tête et qu’il n’en a pas envie. Il sent juste qu’il a besoin d’un peu d’air.

« Si j’en ai d’autres ? Je ne sais pas, t’as trouvé autre chose pour me faire enrager ? Je suis certain que ça pourrait m’inspirer. » Il lui fait un signe de la main qui désigne l’entrée. Elle veut s’en aller ? Eneko ne la retiendra pas. Il est trop énervé pour faire le contraire. Elle est grande, majeure, elle sait ce qu’elle fait. Il garde la cigarette éloignée à l’extérieur afin de ne pas enfumer la pièce et se tourne vers Maona qui revient avec son sac à main. « Tu comptes rentrer ce soir ? Ou demain ? » questionne-t-il, sans la perdre du regard et enchaîne : « Que je sache à quoi m’attendre, histoire d’être préparé à sentir une nouvelle odeur sur toi, différente de la tienne. Un mélange de toi, d’un parfum masculin, peut-être même d’un semblant d’alcool étant donné que ça ne va pas fort entre nous aujourd’hui. C’est bien comme ça que tu résous les problèmes pour te sentir plus propre, non ? » Il est mauvais, il dit des choses qui le dépassent, il ne s’en gêne plus, ne contrôle plus ce qu’il dit et peut-être bien qu’il n’en a pas envie. Eneko s’avance cependant vers elle, inquiet, lorsqu’il entend un son s’extirper d’entre ses lèvres, mais il ne fait pas un pas de plus, la laisse s’en aller. Ca ne sert à rien de la retenir, parce qu’il est énervé, qu’il pourrait encore en dire beaucoup et que ce n’est pas avec Maona près de lui qu’il arrivera à redescendre, même s’il n’aime pas l’idée qu’elle sorte le soir, seule, après tout ce qui s’est passé ces derniers jours, avec Cameron. Il la laisse cependant s’éloigner, sans un mot de plus. La porte s’ouvre, se referme. Il n’y a plus de présence de Maona. Eneko se tourne vers la fenêtre, peine à réfléchir, à remettre de l’ordre dans sa tête, à se rendre lui-même compte à quel point il n’aurait pas dû aller si loin dans ses propos. Le coup de l’alcool, c’était vraiment mal placé. Ca n’aurait pas dû sortir.