(Eneko) retour

Il est dix-neuf heures lorsqu’il arrive sur Biarritz. Il pense envoyer un message à Maona pour le prévenir de son arrivée, mais range son portable au moment où il s’apprête à saisir une première lettre et prend la direction de son entreprise. Il n’y a plus personne à l’intérieur, toutes les lumières sont éteintes et ça le soulage. Il n’avait envie de voir personne. Eneko s’attarde dans son bureau, dépose le dossier en cours et jette un œil aux trois parapheurs posés sur son bureau, certainement ceux de la journée. Gaël a signé pour lui le reste de la paperasse pour ne pas qu’il soit débordé et il a bien fait. Eneko lui fait assez confiance pour ça, pour savoir qu’au moindre doute, il n’hésite pas à le contacter, aussi pour l’envoyer se déplacer lorsqu’ils sont sur des projets qui passionnent son bras droit, son ami. Eneko en signe deux, laisse le troisième sur le côté pour revoir certaines choses et repart vers son appartement cette fois-ci, le cœur lourd. L’idée même de faire face de nouveau aux problèmes ne l’attire pas, mais ça fait quatre jours. Il a pu se ressourcer un peu, se changer les idées, même s’il a beaucoup réfléchi dès lors qu’il se retrouvait isolé. Eneko appuie sur la poignée, pensant que la porte s’ouvrirait, mais celle-ci est fermée. Il la déverrouille, ne met pas longtemps à comprendre qu’il n’y a personne. Pas de Maona. Il pose sa valise près de la chaise, se fige devant un simple mot sur la table. Maona est partie. En Belgique. L’inquiétude se mêle à la colère, parce qu’elle l’a tenu à l’écart d’une chose qui le concerne tout autant. Est-ce ça, le pire, ou le fait qu’il n’est pas si étonné que ça ? Il relâche le papier et fait demi-tour.

L’aéroport est encore bien fréquenté à cette heure-là. Il a beau faire nuit, il y a encore de nombreux voyageurs qui s’apprêtent à prendre le dernier vol et d’autres qui arrivent. Des touristes ou non, qu’importe, il est juste intéressé du vol qui est en retard, celui de Belgique en destination de Biarritz. Eneko se perd dans l’affichage, lorsqu’une voix se fait entendre, la sienne. Maona. Il ne l’avait pas vu arriver, ni entendu d’ailleurs. La bouche entrouverte, il l’observe d’abord, s’assure qu’elle se porte bien, mais ce qu’elle enchaîne ensuite lui déplaît. « Tu… » Il s’arrête. Il allait lui demander si elle ne se fichait pas de lui, mais ne termine pas sa phrase. Eneko se penche vers sa valise qu’il porte, prend la direction de la sortie. Les portes battantes s’ouvrent, Eneko lui désigne la voiture qui est garée juste en face. Il ouvre le coffre, place la petite valise à l’intérieur et monte à l’intérieur. Il attend qu’elle fasse de même pour lui demander : « Tu peux au moins me dire comment ça s’est passé. » Ou c’est trop lui demander ? Eneko se contient et il ne sait pas comment il arrive à le faire. Elle est exténuée, lui l’est tout autant, mais pas à cause de son voyage. C’est autre chose qui le fatigue.

Soulagé, il devrait l’être, mais il n’arrive pas à se détendre. Ses mains se crispent sur le volant alors qu’il l’écoute, puis une sur le levier de vitesse lorsqu’il démarre enfin, qu’il passe la seconde. Les tests sont faits, les résultats ne tarderont pas à venir. Nino, lui, ils n’auront plus aucun doute sur l’identité du père, auront des questions en moins à se poser. Eneko essaie de voir du positif dans sa démarche, bien qu’il ait du mal à l’avaler. C’est parti d’une bonne intention, sans aucun doute, mais il aurait au moins aimé qu’elle le tienne au courant, qu’elle lui demande son avis et il lui aurait demandé de l’attendre, évidemment. C’est peut-être pour ça qu’il n’est au courant de rien. Il ne répond pas lorsqu’elle s’adresse à lui, tente de se calmer, de souffler. S’il commence à parler maintenant, s’il lui répond sur le taxi, il va s’emporter. Et elle n’a pas besoin de ça. Elle lui a demandé de ne pas lui crier dessus, alors il se tait, se gare en bas du bâtiment lorsqu’ils arrivent à destination. Eneko lui adresse un regard, furtif, à sa prise de parole et descend du véhicule. Il sort sa valise du coffre et se dirige vers l’intérieur de l’immeuble. « Tu as mangé quelque chose ? » Il suppose que oui. Ils servent toujours de quoi manger dans les vols, peu importe l’heure. A croire qu’ils n’ont aucun horaire pour proposer un plat chaud. « Je peux commander si tu as faim. » Il ne prendra pas le risque de cuisiner et il ne la laissera pas se faire un plat qui finira par ressembler à du charbon. Ils ne sont pas différents là-dessus. Eneko monte les escaliers, ouvre la porte de son appartement. Il y a encore sa valise qui rôde dans le salon tant il n’a pas pris le temps de s’installer, mais ça lui est bien égal. Il dépose celle de Maona près de la sienne et prend place derrière l’îlot pour se servir un verre d’eau. « Tu en veux un ? » qu’il demande, sans revenir sur le sujet du centre. Il ne veut pas. « Comment se sont passés ces derniers jours ? » Il n’a pas eu de nouvelles, il a été coupé du monde et ça lui a fait du bien, même si maintenant qu’il est de retour, il souhaite s’assurer qu’il n’y a rien eu de bien grave. Maona semble être en pleine forme, bien que fatiguée, à cause du trajet. Peut-être a-t-elle tout simplement besoin de se reposer et c’est quand il y pense qu’il lui souffle : « Je te laisse le lit, tu peux aller te reposer si tu veux. » Eneko ne veut pas dormir à ses côtés, parce qu’il est énervé, parce qu’il craint d’avoir une discussion qui se finira par une dispute dans ce lit, parce qu’il ne souhaite pas l’avoir dans ses bras, parce qu’il préfère la chaleur d’une cigarette à celle de ses lèvres. C’est ça, dont il a besoin. Une cigarette, pour se calmer.

Eneko lui tend son verre, prend une gorgée du sien et acquiesce d’un signe de tête. Paris arrive à lui manquer. Cette grande ville dont la pollution est la maîtresse des lieux, ces monuments historiques qu’il a vus et revus, cette Tour Eiffel qu’il n’a jamais visité et puis les personnes avec qui il a pris le temps de discuter, prenant des nouvelles de chacun. « Oui, ça a été. Ca s’est bien passé. Et toi, tu as pu voir tes amis, tu as pu changer d’air ? » C’était aussi et surtout pour ça qu’ils s’éloignaient, pour prendre le temps de faire autre chose, de faire le point. Ca lui aura peut-être été bénéfique, à elle aussi. Eneko repose son verre sur l’îlot lorsqu’elle fait part d’un courrier qui n’est pas le sien. Il s’approche, curieux, intrigué et se penche vers l’enveloppe qui a une entête officielle. « Qu’est-ce que c’est ? » Avant d’entendre la réponse, il se place à ses côtés, parcourt les lignes avec de plus en plus de rapidité lorsqu’il comprend de quoi il s’agit. Jusqu’à la fin, il garde espoir de lire quelque part qu’il s’agit en réalité d’une vaste blague, que c’était pour les faire marcher, mais ce n’est rien de tout ça. C’est vraiment vrai. Solange a fait les démarches pour récupérer sa fille, pour qu’elle soit entre ses mains. La colère s’évapore, pour laisser place à l’inquiétude. Eneko saisit le courrier qu’il pose sur la table et place ses mains sur les épaules de Maona. « Ecoute. Tu es sobre depuis que tu es sortie du centre. Tu n’as rien à te reprocher et… » Il ne sait pas comment ça fonctionne ce genre de choses, comment ils arrivent à distinguer une personne qui a besoin d’une tutelle, d’une autre qui n’en a pas. « On va prendre un avocat. » Lui pourra monter un dossier. Il en connait quelques uns, de noms, de réputations, qui pourraient faire quelque chose, qui pourrait les accompagner. Il pense aussi à reparler à Solange, à tenter de lui faire comprendre que ce n’est pas en faisant ça qu’elle pourra garder sa fille auprès d’elle toute sa vie, que c’est une démarche pour la perdre un peu plus, même s’il a conscience de ne pas avoir d’impact sur elle. Eneko n’a aucune autre solution en tête. Si, il en a bien une, mais elle lui semble tellement insensée et ce serait s’enfoncer un peu plus de son côté, penser au bonheur de Maona, du bébé, au détriment du sien. Est-ce que c’est ce qu’il veut ? « On va trouver une solution. » souffle-t-il, en glissant ses mains sur ses bras. « Il y en a toujours une. » C’est dit pour la rassurer, mais tout se bouscule dans sa tête. Il faut qu’il prenne un rendez-vous avec un avocat, qu’ils se renseignent sur comment se sortir de cette galère provoquée par Solange.

« Tu n’en sans rien. Tu n’as aucune connaissance du dossier qu’elle a monté contre toi. » Solange, ils avaient essayé de lui parler, de la raisonner, mais ça n’avait rien produit comme effet. Aucun impact sur elle. Si, de la motivation pour les séparer, pour reprendre la vie en main de sa fille, pour lui faire perdre cet enfant aussi, qu’elle vive sa vie, qu’elle profite de sa jeunesse. « Tu ne sais pas quels éléments elle a contre toi. Si elle a réussi à ouvrir une procédure, c’est qu’il y a des choses sérieuses qui ont permis à ça. » Déjà. C’est un conflit entre une mère et sa fille. Elles n’arrivent pas à s’entendre, la mère n’arrive pas à comprendre la fille, ne veut pas qu’elle lui échappe, qu’elle prenne un chemin inverse de ce qu’elle voudrait pour elle. Eneko laisse ses bras tomber le long de son corps et l’observe marcher dans la pièce, tourner en rond. Il sent oui, qu’elle la déteste et il ne l’aime pas non plus de son côté. Elle s’y prend très mal, ne se serre pas de ses erreurs pour avancer. « Je sais que tu la détestes. Je sais. » C’est une garce, c’est simple. Sur le moment, il est tellement en colère contre Solange d’avoir été au bout de sa démarche que c’est tout ce qu’elle représente. « Va lui parler. » S’il s’en mêle, ça ne servira strictement à rien, à part la bousculer, alors il ne l’accompagnera pas, ou peut-être l’attendra-t-il dans la voiture si elle a besoin qu’il soit là. Il y pense sérieusement. Il ne peut faire que ça pour le moment. Et contacter un avocat, même si Maona ne le souhaite pas. Eneko préfère avoir une solution de rechange et peut-être que ce plan B fonctionnera bien mieux que la discussion où il n’arrive pas à voir une issue qui lui sera favorable. « Va lui parler, mais… » Il revoit Maona face à sa mère, la façon dont Solange avait eu le pouvoir sur elle. Maona peine à lui faire face, à lui parler, à dire ce qu’elle ressent. Eneko craint qu’elle n’arrive pas à s’en sortir. « Je pourrais t’attendre à l’extérieur, dans la voiture. Intervenir si jamais tu sens que tu en as besoin. » Alors il propose. Maona n’a pas envie de cette vie que lui destine sa mère, il ne sait même pas si elle a réellement envie de cette vie avec lui, il ne sait pas s’il en a envie aussi, mais ce sera toujours plus de liberté. Ce n’est pas lui qui lui mettra un couteau sous la gorge pour la traîner jusqu’à un centre afin qu’elle se fasse avorter. Maona est jeune, elle a droit de vivre sa vie comme elle l’entend.

Eneko l’espère aussi, a du mal à voir son père agir contre elle, même si lui aussi ne devait pas se douter que ça pourrait aller aussi loin. Solange est intenable. Eneko ne sait pas de quoi elle est capable exactement, mais il sent qu’elle est capable du pire. Il se mord sa lèvre inférieure, revient vers l’îlot pour prendre son verre d’eau, à défaut de pouvoir prendre son paquet de cigarettes. Il ne veut pas fumer de la pièce face à Maona, il fait toujours ça par la fenêtre, pour la préserver de cette drogue dont il a besoin ces derniers temps. Il pourrait s’éloigner, mais il ne le souhaite pas. Il sent qu’elle a besoin de l’avoir près de lui, qu’elle a besoin de soutien, alors il oublie tout, boit une gorgée d’eau et pose le verre sur la table basse, l’observe tandis qu’elle est en conversation avec son père. Il ne sait pas ce qui se dit au bout, mais il essaie de deviner, espère qu’il n’aura rien dit d’important, qu’il n’aura pas dévoilé les confidences de Maona qui pourraient lui porter préjudice. Ses paroles sont violentes. Elle menace de disparaître de la vie de sa mère et il comprend. A sa place, il serait parti depuis longtemps. Solange est étouffante, veut tout contrôler. C’est d’elle qu’il tient ce trait de caractère et ça le rend malade de lui ressembler, alors qu’il ne l’a jamais vraiment connue. Douze ans de sa vie, ce n’est rien. Maona raccroche et aussitôt, Eneko s’approche d’elle, s’assoit sur le rebord du fauteuil à ses côtés. Il prend sa main dans la sienne, la resserre avec tendresse. Il aimerait lui aussi, retourner en arrière, il aimerait revenir au temps où ils se trouvaient à Lyon, où leur relation venait de débuter pour tout recommencer, réparer. « Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Est-ce qu’il lui a répété ce qui s’est passé ? » Il caresse ses cheveux, tente de l’apaiser au mieux. « Calme-toi, ça va s’arranger. Les choses vont s’arranger. » Il se lève, puis la prend dans ses bras et s’assoit sur le canapé, en la gardant dans ses bras, sur ses genoux. Ca l’a bien calmé ce nouveau rebondissement, à tel point qu’il dormira à ses côtés, parce qu’il sait qu’elle a besoin de lui, de ses bras, parce qu’elle a besoin de son soutien, de lui près d’elle. Eneko ne peut pas la laisser aussi mal et dormir sur le canapé, loin d’elle. « Tu verras… Les choses iront mieux dans quelques jours. Tu lui parleras demain, tu lui diras ce que tu ressens, comment tu vois les choses. Elle va finir par se calmer. » Il dit ça, mais il n’en est pas du tout convaincu. Il essaie juste de positiver, de se dire que si Maona lui parle seule, elle finira par comprendre qu’elle est sur le point de perdre sa fille, que ce n’est pas la bonne solution. Pour le moment, elle agit parce que c’est le seul moyen de garder un contrôle sur la vie de Maona, mais un jour, elle va bien finir par redescendre.

La maison des parents de Maona est là, juste en face. Cette maison qui a accueilli cette demoiselle, cette maison dans laquelle il ne la sent pourtant pas en sécurité. Eneko garde ses mains sur le volant, en observant ce bâtiment de loin, puis tourne la tête vers Maona. Il secoue la tête, sachant pertinemment qu’il ne pourra pas partir en la sachant ici, seule. Son père lui veut du bien, mais Solange, c’est un dragon. « Je t’attends là. Si dans une heure, tu n’es pas revenue, je viendrai te chercher. » Ou dans une heure trente, tout dépend de combien de temps elle a besoin exactement. Ca peut durer longtemps, Maona et Solange ont certainement des choses à se dire et peut-être qu’elle arrivera à lui faire entendre raison. Eneko la regarde s’éloigner, inquiet, la laisse l’embrasser quand elle revient vers lui, sans broncher, sans faire un geste vers elle et puis elle disparaît dans la maison. Eneko regarde le temps qui passe, les minutes qui défilent. C’est long. Il imagine la discussion, jette un œil dans son portable au cas où il recevrait un message de Maona qui lui demande de venir à sa rescousse un peu plus vite que prévu, mais rien. Un coup il met la radio pour ne plus avoir cette impression de solitude dans la voiture, puis l’éteint parce que c’est trop bruyant et qu’il ne s’entend plus penser. Cinquante minutes. Toujours personne. Le cœur d’Eneko commence à s’alourdir. Cinquante-et-une. Il envoie un message à Gaël, répondant au sien pour lui annoncer que le contrat à Paris est presque signé, qu’il y a juste quelques retouches à faire, mais que ça devrait aller. Cinquante-cinq minutes. Il baisse la vitre, s’appuie sur le rebord de sa portière et fixe la porte qui, il espère, va s’ouvrir dans peu de temps. Et puis finalement, il n’attend pas plus longtemps. C’est trop long. Une heure trente, c’est impossible d’attendre plus. Il claque sa portière, se dirige vers la maison et frappe quelques coups. Puis d’autres. Puis il sonne, parce qu’on ne lui répond pas. On l’évite. On ne veut pas qu’il entre. Solange ouvre la porte à moitié, la chaîne les sépare, l’empêche de faire un pas de plus. « Maona est là. Laisse-moi la voir. » Solange secoue la tête. « Maona ne veut pas te voir. Maona reste ici, j’ai réussi à lui faire entendre raison. » Eneko ne peut pas croire que c’est vrai, elle la séquestre, quelque chose comme ça. Maona ne peut pas être d’accord avec les choix qu’elle lui offre, il le sait, ils en ont discuté. « Dis pas de bêtises. Maona n’est pas d’accord avec toi. Tu essaies de la retenir, mais elle ne veut pas rester ici. Mao ! » s’écrie-t-il, en espérant qu’elle l’entende. Il fait un pas vers la porte, prend la chaîne entre ses doigts, essaie de forcer l’entrée. « Arrête Eneko ! Arrête ! T’es bien comme ton père ! » « Encore heureux ! Je préfère de loin lui ressembler qu’être ton portrait craché, maintenant ouvre. MAO ! » crie-t-il de nouveau, pour qu’elle l’entende. « Eloigne-toi. La police est déjà en route. » « Sans rire, tu as appelé la police ? » Pour l’éloigner ? Lui, son fils ? Incroyable. Pourtant, c’est bien vrai. Ils arrivent, ils sont là. Elle a dû les contacter il y a dix minutes de ça, sans doute en le voyant camper devant la maison. Elle devait se douter qu’il ferait quelque chose. Les hommes en uniforme sortent et Eneko est bien obligé de s’éloigner. « Je reviendrai. Tu ne vas pas l’empêcher de sortir. » Il se sent coupable. Eneko culpabilise de l’avoir laissée seule, il culpabilise de ne pas avoir profité de ce baiser qu’elle lui a donné. « S’il vous plait Monsieur, éloignez-vous. » C’est ce qu’il fait, en rejoignant sa voiture, en claquant la portière. Il va revenir. Il ne peut pas laisser Maona entre ses mains. Il lui a fait une promesse et il va la tenir.