Ami indigne que je suis (Eneko)

La fin de journée s’annonce et Eneko range ses affaires, ses dossiers qu’il prend pour étudier encore un peu plus chez lui. Gaël, son bras droit, passe juste devant la porte de son bureau, toque et lui adresse un sourire en lui disant à demain, mais Eneko l’arrête, lui demande de l’attendre. Il enfile sa veste et le rejoint dans le couloir. La première question qui sort d’entre les lèvres de Gaël, c’est comment se porte Maona. Eneko reste vague, parce qu’il n’en sait trop rien. C’est tellement particulier comme situation, de se retrouver avec une femme amnésique, qu’il ne sait pas vraiment si ça va bien ou si ça va mal, mais entre eux, les choses vont bien et c’est le plus important. Lui, dans sa vie, il va mieux aussi. Il se relève, se retrouve, fait comme il peut pour aller mieux, pour passer le cap, parce qu’il en a besoin. Il pose sa main sur le bras de Gaël qui fronce les sourcils, ne comprenant pas très bien pourquoi il le force à s’arrêter, puis il demande : « Qu’est-ce que tu penses de Bayonne ? » C’est une ville sympathique, Gaël lui a déjà dit qu’il aimait beaucoup l’endroit, l’environnement qu’il a pris le temps de connaître un peu plus maintenant qu’une autre agence est en construction là-bas. « J’ai besoin de quelqu’un à la tête de l’entreprise, quelqu’un de confiance. J’aime te savoir près de moi, ici, c’est rassurant, oh ça oui, mais ça fait trop longtemps que ça dure. Tu as sûrement besoin de prendre ton envol. » Gaël entrouvre la bouche, sans dire un mot. Il attend la suite qui ne tarde pas à arriver. « Alors si tu es intéressé, le poste est à toi. » Son bras droit referme sa bouche. A en voir son visage, il ne s’attendait pas à une telle proposition. « Réfléchis-y. » « Non, j’ai pas besoin. Bordel Eneko, je croyais que tu n’allais jamais me le proposer. » Eneko arbore un sourire, secoue la tête. « J’avais prévu de le faire depuis un moment, mais j’ai préféré remettre ça à plus tard. Attendre que je me remette un peu. » De tout ce qui s’était passé. Il lui aurait été impossible de faire face au futur départ de Gaël, alors il s’empêchait d’y penser de n’importe quelle manière. Gaël lui donne une poignée de main, puis l’enlace, un contact qu’il n’a pas l’habitude d’avoir, un contact qu’il accepte venant de lui. Les deux hommes reprennent à marcher et sur le visage de Gaël se lit clairement la joie. Il y a beaucoup à faire à Bayonne et c’est l’homme le mieux placé qu’il connaisse pour prendre les rennes. C’est simple, Eneko ne veut pas quelqu’un d’autre.

Après s’être séparés, l’architecte prend la direction d’Iraty, là où vit son ami Ismaël. Ce n’est pas toujours simple d’être avec lui, notamment à cause de son attirance pour les hommes, chose qu’il peine à accepter, pas parce qu’il ne comprend pas les choix des homosexuels, mais bel et bien parce que son beau-père lui a offert une faveur cauchemardesque lorsqu’il était gamin. Mais c’est Ismaël. Il tient à lui et ça lui importe beaucoup de répondre présent lorsqu’il est dans le besoin. Eneko se gare, frappe à sa porte, puis l’ouvre, la sachant ouverte. « C’est Eneko, ne te déplace pas, j’arrive. » dit-il, en refermant derrière lui. Il s’engouffre dans le salon, le voit là, dans ce fauteuil. « Ca ne va pas ? Raconte-moi. » Il n’y va pas par quatre chemins. Il a bien senti qu’il y avait quelque chose qui clochait, tout à l’heure, alors maintenant qu’il est là, son ami ne doit plus hésiter.

Les choses sont posées, Antoine est de retour et Eneko comprend maintenant pourquoi son ami semblait si mal lorsqu’il l’a contacté. Il tire une chaise et la ramène un peu plus près de lui, prêt à discuter sur les sujets qui peuvent fâcher, pour Ismaël, qui peuvent le mettre peu à l’aise, mais il en a besoin, alors Neko se montre attentif. « Vous vous êtes revus, je suppose ? » Ou est-ce que ça va se faire prochainement ? Où ça en est entre eux, exactement ? Eneko se pose la question. Ismaël a tendance à penser qu’avec son état, il empêche le monde d’avancer, ses proches, qu’il est tout simplement un poids, chose que lui ne pense pas. Tout ce qui arrive, ce n’est définitivement pas sa faute. « C’est une si mauvaise chose ? » Il connait toute l’affection qu’Ismaël porte à Antoine et d’un côté, il est convaincu que le revoir, l’avoir de nouveau près de lui pourrait lui faire du bien. Avoir quelqu’un qui nous importe beaucoup, qui nous fait sourire, Eneko est bien placé pour savoir que ça aide à supporter les jours difficiles. « Tu ne penses pas qu’il peut t’aider à gérer ta situation au quotidien ? » A sa place, il aurait sans doute réagit de la même façon. C’est difficile d’être dans un fauteuil et de faire subir ça à ses proches, mais lui, il n’est pas à sa place, il est justement l’un des proches et ça lui semble naturel de lui tendre la main, de l’aider au mieux. Ceux qui lui ont tourné le dos sont vraiment des abrutis. « Qu’est-ce que les médecins t’ont dit ? » Il n’a pas espoir d’une bonne nouvelle avec la manière dont il lui a annoncé ça, malheureusement. Il se fait des films, s’imagine déjà le pire, mais essaie tout de même d’être optimiste. S’il s’est mal passé aujourd’hui, peut-être qu’il se passera mieux d’ici quelques semaines, tout dépend du diagnostic qu’ils posent, ces spécialistes.

Il se doute bien Eneko qu’il n’était pas préparé à ça, mais il sourit, parce qu’il trouve que c’est une belle surprise et qu’il a peut-être besoin de ça, de sentir qu’il compte, d’avoir quelqu’un qui peut l’épauler, chose qu’Ismaël ne semble pas vouloir. Il souhaite le tenir à l’écart, a pris la décision pour lui. Eneko se mord les lèvres, cherchant ses mots pour ne pas être trop brutal dans ses propos, mais impulsif, il lui est impossible de ne pas dire les choses comme ça lui vient : « Tu lui as demandé son avis ? Vous en avez parlé entre vous ? Tu sais, c’est une personne, Ismaël. Pourquoi s’acharner à prendre des décisions pour lui ? Il voit peut-être les choses différemment. » Et en même temps, peut-être qu’Ismaël voit ça comme une porte de secours qu’il laisse grande ouverte, afin que son ami ne prenne pas la dure décision de le laisser parce qu’il n’en peut tout simplement plus. De la sorte, il ne se fera jamais passer pour le méchant, mais il ne l’est pas au fond. C’est humain de trouver cette situation difficile à vivre, de se sentir de franchir cette étape ou le contraire. Chacun réagit comme il peut, pas toujours de la façon dont on aimerait qu’ils réagissent. « Je ne t’encourage vraiment pas à aller dans ce sens. Pas sans lui avoir demandé son avis. » Et c’est pour son bien qu’il lui dit ça, qu’il est aussi tranchant, pas pour le blesser. Après tout, les amis servent aussi à dire ce que l’on ne veut pas entendre, à se montrer honnête jusqu’au bout et non à sourire pour faire semblant, pour faire plaisir aux autres. Et puis, il est bien placé pour savoir que prendre de la distance ne rime à rien, même si sur le moment, ça lui semblait être une bonne issue, de son côté, la seule, même si Eneko pensait que ça lui faisait du bien. Avec Maona, il ne savait pas vraiment ce qui était bon ou mauvais tant il était perdu. Eneko lâche un soupir, ne sachant pas quoi lui dire pour qu’il garde espoir. Il ne s’y connait pas en médecine, il n’est pas docteur, il ne peut donner son diagnostic, seulement écouter ce qu’ils disent, prendre connaissance des résultats. « Ils sont certains de ça, c’est irréversible ? » demande-t-il, en grimaçant. « Maona a perdu la mémoire. » confie Eneko, lorsqu’ils partent sur lui. Il ne peut lui cacher une pareille information. « Elle a oublié notre séparation, notre histoire et… J’en profite un peu. » qu’il avoue. « Je devrais culpabiliser ? » Pourtant, ça lui fait du bien de la retrouver, sa Maona.

Et ce n’est pas si mal que le secret ne puisse pas tenir longtemps. Eneko aurait aimé être au courant, lui. Ca l’aurait frustré, mis en colère de ne pas avoir su, qu’on l’ait mis à l’écart des choses importantes sous des prétextes qui n’en sont pas des bons à ses yeux. « C’est ça. Cette décision lui appartient, tu viens de le dire. Tu ne peux pas décider pour lui. C’est un adulte, il saura prendre lui-même conscience de la délicatesse de la situation. » Ce ne sera pas de tout repos, mais un couple, ce n’est pas faire pour ça ? Se soutenir, s’épauler, dans n’importe quel moment ? Eneko n’a pas toujours été à la hauteur lui-même. Ses relations se sont mal terminées et il n’y est pas pour rien. Alors il aimerait lui éviter de souffrir inutilement. « Tu t’en fais pour lui. Tu t’inquiètes, le fait est que tu n’es pas en très bonne position, mais laisse-lui l’occasion de prendre sa décision, de faire ce qu’il a envie de faire. Tu ne peux pas l’obliger à partir, Ismaël, surtout si c’est pour que vous soyez tous les deux malheureux, au final. Donne-lui une chance. Ne le laisse pas à l’écart. Peut-être qu’il souhaite être là près de toi. » Il l’aime sans doute assez pour ça, comme Ismaël l’aime assez pour le laisser partir au front. Eneko ne souhaite pas qu’il impose une séparation à son conjoint alors que cette décision se prend à deux. Ca se discute. « Evidemment qu’il en aurait eu envie. C’est normal, c’est humain de le vouloir. Vous êtes très proches, tous les deux. Mais maintenant, tu vas me faire le plaisir d’en parler avec lui. » dit-il, en espérant qu’il l’écoute, qu’il n’en fasse pas qu’à sa tête. Il est trop concerné pour prendre de bonnes décisions et avec ses rendez-vous médicaux, Eneko se doute qu’il doit en avoir gros sur le cœur. Il acquiesce d’un signe de tête, espérant tout de même qu’il pourra remarcher un jour, que ce petit espoir présent continue de l’être, qu’il ne s’étouffe pas avec de mauvais résultats. Eneko le suit des yeux jusqu’à ce qu’il se trouve près de lui et s’efforce de sourire pour montrer qu’il tient le choc. « Je ne sais pas si je suis quelqu’un de bien. J’essaie de ne pas trop faire d’erreurs, mais j’ai pourtant l’impression de tout faire de travers ces derniers mois. C’est pesant. » Lui qui contrôlait sa vie. Tout s’est mis à lui échapper en peu de temps. Tout s’écroule. « Enfin, la bonne nouvelle c’est que tout se passe bien au travail. Je t’ai dit que mon associé allait s’installer sur Bayonne ? Il prend les commandes de l’agence implantée là-bas dès septembre. » Ca va lui faire tout drôle de se retrouver sans Gaël. Il était là dès qu’il avait besoin de lui, il répondait à ses doutes, correspondait à ses attentes, à la perfection et c’est justement pour ça qu’il mérite bien mieux que sa place actuelle. Il mérite d’être à la tête de l’agence à Bayonne, de faire son petit bout de chemin, lui aussi.