(Nino) accident

Eneko entre dans son bureau, suivi de Gaël qui, tout au long du trajet, n’a eu de cesse de lui parler des travaux qui vont avoir lieu, quand sa première occupation, à lui, c’était son portable oublié. Il s’en est rendu compte lorsqu’il était sur la route, mais encouragé par Gaël, il n’a pas fait demi-tour. Ca ne l’a pas empêché d’avoir cette boule au ventre tout au long de l’aller et du retour. Alors que son bras droit continue de parler, Eneko cherche son téléphone qu’il trouve sous de la paperasse. Celui-ci clignote, affiche un appel en absence et un message sur la boîte vocale. Il prête une oreille attentive à Gaël, mais l’est beaucoup plus au son d’une voix inconnue qui résonne dans son oreille. « Gaël. » l’interpelle-t-il, dès qu’il entend qu’il s’agit de l’hôpital. Il n’a même pas pris le temps de s’installer, qu’il repart, en sentant que c’est grave. Et c’est le cas : on lui explique que Maona a eu un accident, qu’elle se trouve à l’hôpital. Gaël le rattrape dans le couloir, l’arrête en posant sa main sur son bras. « Maona a eu un accident. » dit-il, en raccrochant et en serrant son portable dans sa main. « Maona ? » C’est vrai qu’il n’est au courant de rien, mais il n’a pas le temps de lui en dire plus. « Je t’en parle plus tard. » Il s’échappe dans les escaliers qu’il dévale, puis s’engouffre dans son véhicule. Il lâche son portable sur le siège passager et démarre rapidement, le cœur battant. Mao a eu un accident. La peur, la panique, Eneko passe par plein d’émotions. Il craint pour sa vie, il craint que ce soit grave. Il craint aussi pour le bébé. L’homme arrive sur place et se hâte vers l’accueil où il passe devant une personne qui allait demander un renseignement, mais il ne peut pas attendre plus longtemps. Il aurait dû avoir son téléphone sur lui, il aurait dû répondre, il aurait dû être là plus tôt, alors il n’a aucun scrupule à manquer de politesse. « Maona Chatelain s’il vous plaît. Elle a un accident. On m’a contacté pour m’en informer. » Eneko s’en veut, se sent coupable. Il aurait dû faire marche arrière lorsqu’il s’en est aperçu. Il n’aurait pas dû se déplacer si loin. Une infirmière l’entend parler et fait part à l’hôtesse d’accueil qu’elle se charge de lui. Se voulant rassurante, elle lui adresse un sourire et lui demande de la suivre. « Mademoiselle Chatelain va bien. Elle a eu beaucoup de chance. Vous êtes de la famille ? » Eneko secoue la tête. Non, il n’est pas de sa famille, mais il est proche d’elle. Ils sont ensemble. Alors c’est tout comme, n’est-ce pas ? « Je suis son compagnon. » dit-il, alors qu’ils s’avancent vers la chambre. « Elle va bien ? » demande-t-il, de nouveau, comme pour s’assurer que c’est vraiment le cas. Il a besoin qu’elle lui redise oui, mais à peine entrouvre-t-elle la bouche qu’Eneko n’entend plus rien. Deux policiers entrent dans la chambre qui le concerne. Son cœur rate un battement, la panique le prend de nouveau, alors qu’il s’approche, qu’il entend une question qui le déstabilise totalement. Est-ce que quelqu’un lui veut du mal ? Pourquoi donc ? La réponse arrive, lui fait un choc : l’accident était voulu. Et la première pensée qui lui vient à l’esprit, c’est son beau-père. Cameron. Il se souvient de ses menaces qui lui ont fait froid dans le dos, de son regard noir lorsqu’il s’est arrêté de le frapper. Peut-il être aussi tordu, mauvais, pour trafiquer une voiture ? La réponse est oui. Sa mâchoire se crispe, ses poings se referment. Non. Il n’a pas pu faire une chose pareille, il n’a pas pu aller si loin… Si, si, bien sûr que c’est possible. Eneko pénètre dans la pièce et son regard se pose sur une silhouette qu’il connait. Nino. Nino est là, au chevet de Maona. Il se prend une claque en pleine figure lorsqu’il comprend que Nino a été contacté, lui aussi. Maona aurait pu appeler n’importe qui d’autre, son père, sa mère. Elle a appelé Nino. « Excusez-moi. » dit-il, le cœur lourd, en s’approchant du lit. Il les voit, si loin, si proche, et hésite un instant à prendre place, mais après quelques secondes à hésiter, il fait le tour et se pose sur le bord du lit. « Comment tu te sens ? Est-ce que ça va ? » Doucement, il caresse son visage, puis pose son autre main sur son ventre, par-dessus la sienne. Et lui, est-ce qu’il va bien ? Eneko relève les yeux vers Nino, se remémore leur conversation. Ca l’achève. Ca le blesse. Définitivement, il sent qu’il arrive à un point de non retour.

C’est un soulagement que de l’entendre lui dire que ça va, que ça s’arrête à un bras fracturé. C’est déjà beaucoup, mais ça aurait pu être plus grave. Maona aurait pu perdre le bébé, elle aurait aussi pu avoir des séquelles plus importants, mais il culpabilise toujours autant de ne pas avoir été là plus tôt, plus rapidement. « J’ai entendu ça. » Il a une théorie, mais il ne souhaite pas en parler ici, pas alors qu’ils ne sont pas seuls. Ca les concerne. Nino n’a rien à voir avec ça. Et puis, c’est personnel. Eneko ne parlera jamais de son beau-père alors qu’un homme qu’il n’apprécie pas se trouve dans la même pièce, un homme en qui il n’a aucune confiance. Est-ce qu’il peut vraiment dire qu’il se trouve en compagnie d’une personne de confiance, ici ? A en voir la présence de Nino, il en vient à se dire non. Mais le plus important, pour le moment, c’est qu’elle soit bien, qu’elle soit en vie. « On en reparlera ensemble. » Eneko ne se sent pas suffisamment à l’aise ici pour lui répondre, mais il passe tout de même son bras autour de ses épaules pour la réconforter, la rassurer. « Je suis tellement désolé, Mao. Je n’avais pas mon portable sur moi. Je suis tellement désolé. » répète-t-il, parce qu’il l’est vraiment. Il est sincère, même s’il se doute que ça ne changera strictement rien. « Je suis venu dès que j’ai su. » Un peu trop tardivement. Ca a été suffisant pour qu’elle appelle Nino et elle ne s’en cache pas. Eneko pose une autre fois son regard sur Nino. Finalement, c’est lui qui a gagné, parce qu’à l’instant même où elle lui apprend ça, Eneko a baissé les bras. « Bien. » Eneko fait face, essaie de ne rien montrer en apparence, mais au fond de lui, il se sent mal. Avec ce qu’il vient d’entendre, il sait, sent, que leur histoire est en train de toucher à sa fin. Au fond de lui, il n’y a plus de Maona et Eneko. Parce qu’il est incapable de la partager, parce qu’il est arrivé à un point où il ne peut plus supporter ce trio qu’ils forment, mais il ne l’exprime pas, pas comme ça, pas ici. Il a besoin de souffler, de remettre ses idées en place. Et puis elle n’a pas besoin de savoir qu’il y a un bazar monstrueux dans sa tête. Il resserre sa main dans la sienne, avec tendresse. « D’accord. » se contente-t-il de dire. Pas de scandale. Il est épuisé de tout ça. En contactant Nino, elle a fait le choix de tirer un trait sur eux, elle aussi. « Il va falloir te reposer un peu. Je vais demander l’avis au médecin et s’il est favorable à une sortie, alors on rentrera ensemble. Ca ne sert à rien de prendre des risques inutilement. Et pour toi, et pour lui. » souffle-t-il, sans la quitter des yeux, en la dévisageant, comme s’il voulait apprendre son visage sur le bout des doigts. Eneko en profite autant qu’il peut.

Eneko sent le malaise. Il le sent à travers le comportement de Nino. Eneko ne dit pas un mot, laisse Maona s’en charger et l’observe partir. Il devrait se sentir plus léger maintenant qu’il n’est plus dans la pièce, mais son cœur s’alourdit d’autant plus. Il se concentre sur le moment, sur le fait qu’elle ait besoin de lui et s’apprête à partir, lui aussi, pour interroger un médecin, mais elle le retient avec une question à laquelle il n’a pas de réponse immédiate. Est-ce qu’il lui en veut ? Il se sent tellement vide intérieurement qu’il n’a pas la place pour une once de colère. De la déception, sans doute. Eneko n’a pas le temps de réagir qu’elle continue et il l’écoute, avec attention. Un fin sourire se glisse sur son visage alors qu’elle termine sur des paroles qui ne font que confirmer sa décision. « Je ne t’en veux pas. » Il est lassé, ni plus ni moins. Epuisé d’un combat inutile entre lui et Nino. Il est bien trop possessif pour le supporter plus longtemps. « Et je ne pense pas que tu aies fait quelque chose de mal non plus. » C’est comme ça. Les sentiments qu’elle éprouve l’ont poussé à l’appeler, en second, parce qu’il compte pour elle, parce qu’elle n’est pas apte à vivre sans lui à ses côtés et que lui ne peut pas le lui interdire plus longtemps. Ce n’est pas utile. « J’ai eu une conversation avec Nino il y a peu de temps. » Si on peut appeler ça comme ça. « Je n’aurais certainement pas dû, mais en le voyant… » Il souffle. Il a été lui-même à la confrontation et au final, ça s’est retourné contre lui. Il a bien essayé de laisser ça de côté, mais impossible de continuer avec ce qu’il vient de voir. « Je n’en peux plus, Mao. Je ne peux plus te partager comme ça. Pas avec cet homme à qui tu as demandé de te faire l’amour. Pas avec cet homme avec qui tu n’as eu aucun regret alors que nous étions ensemble. » Il ne le cache plus. Il est au courant. Il l’a mal pris. Qu’elle ait été avec un autre, c’est une chose, mais qu’elle n’ait ressenti aucun regret… Eneko le vit mal. « Je ne peux plus te partager avec cet homme que tu as contacté pour être à ton chevet. Même si c’était en second recours, Mao, tu l’as contacté. Tu aurais pu appeler ton père, ta meilleure amie, mais tu l’as appelé lui. A mes yeux ça veut dire beaucoup de choses. » Il caresse sa main avec tendresse, ne perd pas ce contact. « Je ne t’en veux pas, mais tout ça… Nous. C’est en train de me détruire. » Eneko est vraiment en train de faire ce qu’il ne veut pas faire. Le fait de ne plus y arriver, d’être convaincu que ça ne s’arrangera pas le conforte à reprendre la parole : « Mao… Je ne suis pas heureux sans toi… Mais je ne le suis pas non plus à tes côtés. » Il fait glisser sa main sur son ventre qu’il regarde quelques instants. C’est ce qui lui pose problème actuellement. Ce bébé. « Je serai là pour lui. Pour toi, à ce niveau, mais je tire un trait sur nous. C’est terminé. » Ca lui fait mal, ça lui brise le cœur de devoir mettre un terme à leur histoire, oh ça oui. Mais parallèlement… Il se sent soulagé. Parce qu’il n’aura plus à se poser de questions, plus à craindre Nino, plus à se rendre malade pour lui, pour eux, pour le fait qu’il n’est pas seul dans son cœur. Eneko baisse les bras.

Elle le repousse, se lève, en même temps qu’il se lève à son tour. Eneko craint qu’elle fasse une bêtise, qu’elle se fasse mal, physiquement, alors il fait un pas vers elle, tout en l’écoutant sans placer un seul mot. Il n’en a pas le temps, Maona s’exprime. Elle va mal. La douleur, il la lit dans ses yeux, dans ses gestes, dans sa façon de parler et il la ressent lui aussi. Eneko reste interdit quelques secondes, puis sort de la pièce à son tour, parcourt les mètres qui le séparent de Mao. Il agrippe doucement son bras, la force à se retourner pour lui faire face et sans plus attendre, il prend la parole : « Qu’est-ce que tu crois ? Que ce n’était pas mon intention, d’être là pour toi ? Mais à chaque fois que je manque à l’appel, tu fonces vers Nino ! Ce n’est certainement pas une excuse pour mettre fin à notre histoire, certainement pas. Je ne suis pas comme ça. » Il presse ses mains sur ses épaules. « Bon sang, Mao… Tu ne te rends pas compte à quel point ça me bouffe de le savoir près de toi. Mets-toi à ma place deux secondes. Imagine-toi en train d’apprendre qu’au petit matin, lorsque l’effet de l’alcool a disparu, que je disais à la femme avec qui j’ai passé la nuit que je ne regrettais absolument pas notre aventure, que j’en avais envie et que quelques jours après, tu la retrouves à mon chevet. » Il se mord les lèvres. Lui expliquer ce qu’il a là, au fond de lui, c’est difficile. Il se demande si elle pourrait bien le comprendre un jour, le fait est qu’elle n’est pas lui, qu’elle n’est pas dans sa tête. Peut-être que c’est plus simple de se dire que tout ceci n’était qu’une bonne excuse pour la laisser tomber. « J’avais vraiment envie de tous ces projets avec toi. » Vraiment. Ce petit chalet, cette vie à deux. « Seulement, j’ai l’impression d’être quatre. Voir Nino, ici… Ca m’a ouvert les yeux. Tu ne pourras jamais te passer de lui. Et moi, ce que je ressens est bien trop fort pour pouvoir te partager. » Peu importe les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, il ne se sent pas de passer sa vie comme ça. Il ne se sent pas de faire ami-ami avec un homme qu’il considère comme étant un rival, impossible. Et puis il le sent bien, au fond, que Nino ne repoussera jamais Maona si elle a besoin de lui, alors il dit stop. Il baisse les yeux vers le ventre de Maona, repense à ce qu’elle lui a dit dans la chambre. « Ce n’est pas de la pitié. Je suis peut-être le père de cet enfant et ce n’est pas mon intention de l’abandonner. Je ne veux pas être ce père, tu m’entends ? Tu ne peux pas le priver de quelqu’un qui souhaite être là à ses côtés, sous prétexte que tu as mal. » Parce qu’elle a mal. Et lui aussi, il a mal. Cette rupture… Il sent vraiment la fin. Il sent qu’un gouffre est en train de se créer.