(Elise) Des choses à se dire

La lettre du juge, sur laquelle est inscrite noir sur blanc la date d’un futur rendez-vous, Eneko l’a entre les mains. Il n’arrive pas à revenir que le divorce avance, que bientôt, il sera définitivement séparé d’Anna. Bientôt, il sera libéré officiellement. Il en est soulagé et en même temps, il continue de s’en faire à son sujet. Il se rappelle de ce que lui a dit Cameron. L’architecte envoie un message à Anna, lui faisant savoir qu’il sait que son beau-père lui a fait quelque chose, qu’il ne sait pas quoi, mais que le connaissant, il se doute que c’est grave. Il lui demande de la rappeler, dès qu’elle pourra, bien qu’il sache au fond de lui qu’elle ne le fera pas. Parce que c’est Anna, parce qu’il sait que trop bien comment Cameron s’y prend. Parce qu’il peut intimider n’importe qui. Lui aussi. Il dépose l’enveloppe sur sa table et prend ensuite ses affaires pour enfin s’éclipser de l’appartement. Avant de retrouver Maona, il a prévu de passer un peu de temps avec Elise. Etant donné qu’elle est s’est installée définitivement sur Biarritz, il compte bien en profiter. Sa montre indique dix-sept heures lorsqu’il arrive à l’intérieur du centre commercial. Dans les rayons, il s’arrête quelques instants face à une rangée de livres. Il a bien une heure avant de retrouver Elise et il en profite pour jeter un œil dans certains ouvrages spécialisés dans la grossesse. Il a tellement envie de bien faire les choses, qu’il préfère être au courant, même s’il se doute qu’il ne pourra jamais être au point à cent pour cent. Les aléas de la vie, Neko connaît. L’homme se perd dans la lecture, grimace à chaque fois qu’il est question de douleur. Il ne le vit pas, il n’est pas dans la situation de Maona, mais il a mal pour elle. Voyant l’heure passée, Eneko emporte le livre avec lui et passe à la caisse. Il le continuera plus tard, sans doute, sans se forcer. Il a besoin de s’investir, d’être un meilleur père que le sien n’a été pour lui. D’être un bon parent et ça commence par là. L’achat fait, il s’engouffre dans son véhicule et prend la direction d’un petit bar, dans le centre, leur lieu de rendez-vous. Il la voit, cette petite tête blonde, assise sur la terrasse. Eneko s’approche, pose une main sur son épaule et dépose un baiser sur sa joue. « Bonjour. Tu vas bien ? » demande-t-il, en tirant sur la chaise sur laquelle il s’installe. Il fait signe au serveur de passer à leur table, celui-ci hoche de la tête pour lui faire comprendre qu’il les a vu. « J’ai tellement de choses à te dire… Mais avant… Comment se passe ton installation ? » C’est d’elle qu’il s’intéresse avant tout. Est-ce qu’elle arrive à retrouver des repères ? Est-ce qu’elle se sent bien dans un environnement qui n’est pas le sien ? Même si Biarritz ne lui est pas si inconnu que ça.

« Que se passe-t-il avec l’exposition ? » Eneko voit bien qu’elle n’est pas dans son état. Si c’est que l’exposition, peut-être y a-t-il moyen de faire quelque chose ? Il y a bien une solution pour que ça fonctionne un peu mieux. Plus de publicité, peut-être ? La galerie dans laquelle elle expose a pourtant de grandes affiches, mais il ne met en aucun cas le talent de son amie en question. Ce qu’il a vu, lorsqu’il est venu, ça lui a beaucoup plu. Elle est douée. Il le lui a déjà dit et il n’a pas manqué d’objectivité lorsqu’il lui a fait part de son avis. Il secoue la tête : non, ce n’est rien de grave. Peut-être un peu, dans le sens où il ne sait pas vraiment si cet enfant est le sien, mais ça, il ne compte pas le lui dire. Elise compte beaucoup à ses yeux. Lorsqu’elle a su pour Anna, pour son infidélité, elle a tout de suite donné tous les torts à son épouse, sans penser qu’il pouvait avoir ses torts, alors il ne s’attardera pas sur celle de Maona. L’idée qu’elle puisse penser du mal d’elle… Qu’elle ne puisse pas l’accepter. Eneko ne souhaite prendre aucun risque. Cependant, il ne sait pas trop comment lui révéler tout ça. Le serveur arrive, les laisse commander et quand il disparaît, Eneko se lance enfin : « J’ai rencontré quelqu’un… » Ca, c’est la première étape. La seconde est peut-être plus délicate, mais il ne peut le lui cacher plus longtemps. C’est de ça, principalement, qu’il veut parler. Cet enfant. « Maona. Elle s’appelle comme ça. » Ce n’est pas toujours rose, c’est même souvent complexe entre eux, mais leur relation est tellement passionnelle, tellement fusionnelle… Il peine vraiment à se voir sans elle. Il est même malheureux, sans elle. Mais ça reste compliqué. Là encore, ce sont des détails qu’il se garde bien de le lui dire. Il se contente du reste. « Elle est enceinte, Elise. » dit-il, en mordant sa lèvre. Il craint sa réaction. Il ne sait pas ce qu’elle va lui dire, même s’il ne serait pas étonné si elle lui disait que c’était trop tôt et il est d’accord. Il se prépare, mais ne l’était pas du tout lorsque l’annonce est tombée et même pas de sa bouche, mais d’un test qu’il a découvert. Eneko ne devait pas l’apprendre maintenant. Sauf que c’est le cas et cette nouvelle bouleverse sa vie, ses plans.

Eneko comprend ce qu’elle veut dire, même s’il n’est pas forcément d’accord avec ce qu’elle avance. Tout dépend de comment les monuments sont peints, s’il y a des choses en plus, pour se démarquer, pour les mettre en avant, mais elle peut sans doute trouver son inspiration ailleurs. Eneko pourrait bavarder longtemps dessus, débattre, mais Elise est curieuse, le relance et il finit par cracher le morceau. Le silence règne entre eux. Eneko tente de déchiffrer dans son regard ce qu’elle pense, comment elle prend la nouvelle et sa réaction le surprend. Il secoue la tête. « Non. Ce n’est pas une plaisanterie. Pourquoi donc irai-je plaisanter là-dessus, enfin ? » Ce n’est pas son style. C’est un sujet bien trop sérieux pour qu’il blague à ce propos. Il appuie son index sur sa joue, les sourcils froncés. Il ne comprend pas. Eneko vient de lui annoncer une nouvelle qui le concerne, il vient de lui faire part qu’il a rencontré quelqu’un, qu’il tourne la page sur Anna. Elle aurait pu s’intéresser, lui demander davantage de détails, peut-être même se réjouir. Au lieu de ça, elle s’emporte. « Vingt-et-un ans, précisément. Je sais que c’est… Enfin. » Il allait vraiment se justifier, là ? Lui expliquer qu’ils ne l’avaient pas prévu, que ce n’était pas prémédité, mais qu’à présent, le bébé était là ? « Qu’est-ce qui te prend de réagir comme ça ? » Il ne saisit pas tout. Il est loin de s’imaginer ce qui se passe dans la tête d’Elise qu’il voit uniquement comme une amie. Une amie qui a été là pour lui, une amie qui compte pour lui et sa réaction le touche. « Je t’annonce quelque chose d’important. Je te fais part d’une chose nouvelle dans ma vie, Elise et qu’importe que ça te plaise ou non, c’est comme ça. » Il cale son dos contre le dossier de sa chaise, la dévisage, puis ajoute : « Je n’en reviens pas, t’es vraiment en train de me juger, là ? » Son ton est sec, cassant. Les boissons arrivent, le serveur les regarde à tour de rôle, puis comprenant qu’il y a une certaine tension, disparaît aussitôt. « Tu connais Maona ? Tu la connais comment ? » Ca fait tilt dans son esprit. Comment sait-elle son âge ?

« Je ne me fiche pas de ta réaction, mais elle ne changera strictement rien à ce qui se passe. » Il a l’impression de fauter, d’avoir fait quelque chose de mal, alors que ce n’est pas le cas. Il a juste suivi ce que son cœur voulait. Et cet enfant, s’il est de lui, est arrivé parce qu’ils s’aimaient, tellement fort. Ca arrive comme un cheveu sur la soupe, mais il se fait de plus en plus à l’idée. Eneko pensait qu’ils étaient assez proches pour pouvoir lui confier ça. Sa réaction lui échappe. Il n’y a même pas de discussion. C’est un jugement qu’elle porte sur lui. Et elle se renferme, ne veut pas parler de ça. Eneko acquiesce, même si à l’heure actuelle, il n’a pas la moindre envie de répondre à ses questions. « Quoi ? » Et quelle question. Ca le surprend, il ne s’y attendait pas. Il ne le dirait pas non plus de cette façon. « Nous étions séparés. J’avais besoin d’oublier dans tes bras. » Pas ceux d’une autre, des siens. Il a roulé sept heures pour la voir, parce qu’il savait qu’Elise lui ferait du bien, parce qu’il avait besoin de céder à cette tentation, d’oublier, de ne plus penser. Et c’est ce à quoi elle l’a aidé. Ca n’aurait pas eu le même effet s’il avait été voir une inconnue. Eneko ne voulait pas quelqu’un d’autre qu’Elise, cette nuit, c’est une certitude, mais ce n’était pas pour que ça mène à quelque chose de concret entre eux. « Ca faisait deux ans, Elise, deux ans qu’il n’y avait plus rien entre Anna et moi. Ca faisait trois mois, lorsque je l’ai rencontrée, que je lui demandais de signer les papiers. Et je n’ai certainement pas à me justifier. Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? » C’est un reproche. Elise est blessée. Il est en train de lui faire mal, il s’en rend compte. Il n’a pas vu ce qui se passait dans sa tête, ne s’est pas rendu compte qu’il y avait autre chose. Eneko se risque à demander : « Quel est le problème ? Entre nous, ça a toujours été très clair, non ? Ce n’était que de la séduction, ce n’était qu’un jeu. Ce n’était pas sérieux. » A ses yeux, ça l’était ? Ca l’inquiète. Il a toujours pensé que si Elise s’amusait à le séduire, c’était parce qu’il lui était inaccessible et aussi à cause de l’attraction physique, mais il pensait que ça n’allait pas au-delà. « Elise… » Il la voit pleurer et il comprend. Oh bordel. « Je ne savais pas. Je ne me doutais de rien. » Il se sent tellement désolé, il culpabilise. Il ne voulait pas qu’elle se sente utilisée. C’est ce qu’il a finalement fait, pour se sentir mieux. Profiter.

Juste un jeu. Ca a toujours été un jeu pour Eneko, rien de sérieux et il pensait qu’elle le savait, que c’était évident. S’il avait eu des sentiments autres que de l’amitié, Eneko aurait agit différemment, en dix ans. Il n’en sait trop rien, en fait. Il est tellement exclusif, tellement fidèle, qu’il n’aurait pas pu faire une chose pareille à Anna, pas avant qu’elle ne le trahisse du moins. Eneko la laisse parler, culpabilise un peu plus et ferme les yeux quelques secondes lorsqu’elle lui demande de sortir de sa vie. Qu’est-ce qu’il peut faire face à ça ? Evidemment qu’il n’a pas envie de rompre le contact, évidemment qu’elle compte beaucoup à ses yeux et qu’il ne se voit pas ne plus l’appeler pour prendre de ses nouvelles, mais il ne peut pas non plus aller à l’encontre de ce qu’elle demande, alors qu’il lui fait du mal, à l’instant même. « Je suis désolé, Elise. Je ne voulais pas te blesser. Ce n'était pas mon but. » Ca ne suffit pas. Ca ne suffira jamais. Il n’a pas bien agi, il ne s’est pas bien comporté. Il n’aurait pas dû être égoïste, ne penser qu’à lui, la fois où il est monté sur Paris. Il aurait dû voir plus loin, peut-être même voir des signes. Eneko sort de la monnaie de son portefeuille, pour payer la consommation et se lève, en la regardant, essayant de capter son regard. Il se mord la lèvre inférieure, parce qu’il aimerait bien ajouter quelque chose, ne pas la quitter comme ça… Se rattraper, aussi. Mais elle n’a pas besoin de ça, pas besoin de lui, pas comme ça. Autrement, oui, peut-être, mais il ne peut pas lui donner ce qu’elle espérait, parce que son cœur est pris, que sa tête est ailleurs et qu’elle mérite quelqu’un qui ne voit qu’elle, quelqu’un qui pose ses yeux sur sa silhouette en pensant exactement la même chose que lui envers Maona. « Si tu… as envie… Tu peux m’appeler. » Il ne la force pas, il lui fait savoir qu’il est toujours là malgré tout, que si elle le désire, ils peuvent se reparler, se revoir. Quand elle voudra. Quand elle se sentira prête de lui faire face de nouveau. Il pose une main sur son épaule, puis la quitte, fait un pas en arrière et demi-tour, s’éloignant d’Elise, de sa peine qu’elle ressent, de ses yeux tristes. Il fait ce qu’elle demande, parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre.