(Thelma) Un peu de compagnie ?

« Merci du dépannage. » C’est à moi que ça fait plus plaisir. Quand il peut y avoir une rentrée d’argent, je ne dis jamais non, alors je mets généralement tout ce que je peux pour qu’on puisse bien me voir, mais ce n’est pas toujours évident. Abandonner des tafs parce que mes frères et sœurs avaient besoin de moi, je l’ai fait trop souvent, si bien qu’on a parfois une image de moi un peu trop négative. Heureusement, certains arrivent à comprendre et c’est le cas de mon agence de mannequinat avec qui je travaille à durée indéterminée. Les gens avec qui je travaille passent par-dessus mes retards répétitifs, savent que ce n’est pas de mon fait, que je n’ai pas le choix et peut-être bien qu’ils se sont pris d’affection pour le petit gars qui essaie de subvenir aux besoins de sa famille, même si ça me déplait d’attirer la pitié des gens. Qu’est-ce que je peux bien y faire ? Je ne vais pas leur cracher sur la gueule pour qu’ils cessent de me regarder avec un air compatissant sur la tronche. J’enfile ma veste en cuir, récupère mon casque derrière le bar et sors du lieu, enfilant mon casque sur la tête. Alors que je m’apprête à démarrer ma bécane, une silhouette à quelques mètres de là, devant un bar concurrent, me fait de l’œil, m’oblige à m’arrêter dans ma lancée. Je jette un œil à ma montre qui affiche une heure du matin. Les terreurs doivent dormir à cette heure-là, chez la voisine. Je ne pouvais pas les laisser seuls, alors je me suis arrangé comme je pouvais… Et ils ne seront pas dérangés pour que je reste encore un peu dehors. Ils ne s’en apercevront même pas avec le sommeil qui a dû tomber. « Hey. » dis-je, en m’approchant. Je retire mon casque, puis m’assois à ses côtés, gardant le casque sur mes genoux. C’est Thelma, la sœur de Lara. Cette fille qui est devenue une amie en peu de temps, cette fille qui est tombée bien bas, qui a sombré dans la drogue, pour qui je me suis pris d’affection. Cette fille que j’ai tenté de faire remonter la pente, mais j’ai certainement manqué de disponibilité. Je n’ai pas dû faire assez pour la sauver de son overdose. J’y pense souvent, Thelma doit y penser d’autant plus, bien plus que moi, parce qu’il s’agissait de sa frangine, parce qu’elles n’ont pas été les plus proches du monde cette dernière année. « Ca n’a pas l’air d’être la forme. » Elle me touche beaucoup. Je ne la connais pas énormément, mais je me sens proche d’elle, sans doute parce qu’elle a des airs de Lara. Elle lui ressemble, elles ont des choses en commun, même si elles ne s’en rendaient pas forcément compte. « Tu veux en parler ? » Je suis généralement d’une très bonne écoute et je ne peux définitivement pas la laisser là, à se morfondre. Si je peux faire quelque chose, si je peux lui parler, ou ne rien dire, rester là, simplement, je peux le faire.

Même en essayant de faire semblant, elle n’y arrive pas et ça me fait sourire, légèrement, lorsqu’elle tente de se lever sans y arriver. Ca se voit qu’elle va mal, mais je n’insiste pas. A mon avis, elle doit elle-même se douter qu’elle n’a pas réussi à me convaincre. Je regarde ma montre pour vérifier l’heure qui n’a pas beaucoup changé depuis la dernière fois, puis retire ma veste en cuir que je pose sur ses épaules, comme si sa remarque qui m’était destinée, était en fait pour elle, comme si elle me demandait par une phrase subtile de supprimer cette sensation de fraîcheur sur ses épaules, même si ce n’est pas le cas. « Je viens juste de finir de bosser, je rentrais en fait. Enfin je m’apprêtais à le faire et puis je t’ai vue. » Avec tout l’alcool qu’elle a ingurgité, la laisser seule n’est pas la chose à faire. J’ai appris à prendre soin de ceux qui m’entouraient, de ma famille et c’est une habitude, à chaque fois que je vois quelqu’un que je connais, que j’apprécie, de jouer soit l’assistant social, soit le bon copain. Ce doit être dans ma nature et c’est peut-être pour ça que je ne dépasse jamais le statut du bon pote, mais ça me convient. Je n’ai pas la disponibilité pour m’engager plus que ça. Je suis tellement pris de partout que ça me devient quasi-impossible de penser à moi, réellement. C’est un mode de vie que j’ai choisi, que peu peuvent supporter. « Et toi ? Qu’est-ce que tu fais là ? » Pas sur ce trottoir, j’entends, mais à boire jusqu’à en être ivre, jusqu’à ne plus pouvoir se lever, ou tenir debout sans s’écrouler. « Tu veux en parler ? » Elle me fait de la peine Thelma, à être comme ça, à ne plus savoir comment se gérer elle-même. « Tu… Tu veux que j’appelle ton mari ? » Je la sais mariée, sans lui avoir demandé. La dernière fois, j’ai remarqué son alliance qui emprisonne toujours son annulaire. Peut-être est-ce de lui dont elle a besoin ? De son regard sur elle, de ses mots réconfortants et pas d’un petit gars de deux ans son cadet, un gamin dans ses yeux, sans doute. Ce que je devrais être, ce que je ne suis pas avec la vie qui m’a poussé à mûrir plus vite, à devenir adulte alors que je n’étais qu’un enfant. « Ou tu veux simplement rester sur le bord d’un trottoir à parler. » Avec des gens qui passent, qui nous observent étrangement, parfois, mais ça m’est égal, qu’ils se mêlent un peu de ce qui les regarde. S’ils n’ont pas plus intéressant à regarder, c’est que leur vie est à plaindre. Je prends doucement sa main dans la mienne, la presse et lui adresse un sourire pour la réconforter un peu, qu’elle sache qu’elle n’est pas toute seule ce soir, que je peux rester encore avec elle, l’écouter si elle en a besoin.