de mes propres ailes (azel)

C'était doux, c'était agréable. En un mot, c'était... exquis, presque même parfait, excellent, la perfection. Un mélange de plusieurs styles, une coalition d'accords, un ensemble harmonieux. Et puis, cette voix, ce timbre, ces paroles. Elle ne faisait qu'un avec la musique de fond. Et la jaquette ! Cet pochette d'album, ce nom, ces titres. Qui pouvait s'en lasser ? Qui pouvait détester ? Qui donc ? Qui serait assez odieux pour ne pouvoir écouter cette petite perle ? Qui ? Personne. Non, personne ne pourrait arrêter de l'écouter, car cette musique, c'était le havre de paix parmi la musique d'aujourd'hui. Un jardin d'éden dans cet enfer burlesque. Parfait.
C'est dans cette ambiance musicale que je flottais, comme un pauvre homme, comme un échoué sur une plage. Dans ce cas, si je flottais, je ne pouvais être échoué ? J'attendais, patiemment, dans mon fauteuil neuf et dans mon pull XXL, un album photo du bon vieux temps sur les genoux. J'attendais... mon meilleur ami. Mon ancien pire ennemi. Jadis mon collègue. Un gentil gars qui jouait de trois mille instruments de musique, qui n'avait jamais écrit la moindre chanson, qui n'avait jamais voulu monter sur les planches du restaurant de mon papa et de ma maman. En gros, le parfait anonyme. Que j'aimais beaucoup. Et il tardait à venir, le bougre ! C'était assez bizarre, d'ailleurs. Je préparai le jus d'orange (car on ne boit jamais d'alcool devant moi) dans un verre et les Granolas dans une coupelle, et reprit la contemplation de la pochette de l'album de mon artiste préféré : Az.

Spoiler:

Fallait bien l'admettre, n'y avait pas d'autres solutions. C'était obligé. On devait le dire. Je devais le dire. Car c'était vrai, Azel, dans l'encadrure de la porte, sur le seuil de ma demeure, avec sa veste, là, et puis sa chemise, son pantalon qui lui donnait un air chic, et le top du top les lunettes de soleil. Bien coiffé bien rasé, parfait dans son corps, dans son esprit et tout et tout, c'était l'élégance assurée. Pas mal, il devait bien plaire aux jeunes filles, surtout à une... Quand on a un gars comme ça devant soi, c'est clair qu'on est bouche-bée. Et qu'on lui pardonne son retard. Alors je lui dis, comme ça, tranquille : « J'ai faim. Salut. » Puis je l'invite à rentrer, et comme je venais de passer l'aspirateur dans mon pauvre chez moi, je lui demande de bien vouloir enlever ses chaussures et de les mettre dans le casier adéquat fabriqué par un ami lointain de mon père. J'aimerai lui dire que j'ai vu une fille qui avait l'air de le connaître au supermarché, de lui raconter des tas de choses, sur mon chien, sur les courses, sur le temps dehors, sur le programme télé, d'un livre que j'ai lu, et puis de l'album. J'ai aussi envie de lui dire que je m'amuse trop avec lui et qu'à chaque fois j'ai des crampes à mes abdos même si je dois l'avouer je n'en ai pas beaucoup. Aussi je voudrais lui confier que je voudrais trop m'inscrire dans une académie de dessin ou un truc d'art mais que je sais pas quoi faire et que j'ai envie d'y aller avec lui, mais à quoi bon ? Je n'en fais rien, j'attends. Non, j'enlève mon pull, mon gros pull XXL qu'il va falloir que je lave, et j'ouvre la fenêtre. On peut voir un peu la mer, entre deux maisons, ça me suffit, j'ai juste à traverser une petite rue de rien pour aller me promener sur la plage. Je pense aussi qu'il faudrait que je lui propose de venir avec moi nous promener, et... aussi son chien peut-être. J'avais décidé d'affronter ma peur la moins horrible, celles des chiens. On verra plus tard pour les... les nains... moui, les nains. En plus il paraît qu'avoir peur des chiens c'est nul, parce que les chiens c'est top et tout et tout, mais moi j'ai pas envie. On verra, on verra, comme je dis. Je m'installe sur une chaise, invite Azel à s'asseoir. Puis je pousse machinalement la pochette de l'album que j'écoutais sur la table, juste devant lui, et une photo de classe du temps où nous étions jeunes. « C'est toi là ? » dis-je en montrant la photo. Je crois que j'ai plutôt montré l'album, en fait, mais je ne m'en suis pas rendu compte.

Vu la tête qu'Azel fait, j'avais dû faire une bêtise. Est-ce que je lui ai renversé le jus d'orange sur les genoux ? Est-ce qu'il est choqué de ma nouvelle disposition de meubles ? Est-ce que j'ai de la sauce, du chocolat sur le nez ? Non, rien de tout cela puisqu'il est captivé par l'album. J'avais envie de lui dire que c'était trop bien et qu'il devrait l'écouter et tout et tout, mais il n'avait pas l'air dans son assiette. J'allais lui demander s'il allait bien et s'il voulait du paracétamol mais non. « ouais, c’est moi… mais comment tu sais ? comment t’as appris ? j’veux dire, je l’ai bien caché, pourtant… fin, le prends pas mal, Aux’.» Alors là, je comprends plus rien. Des tonnes d'idées se bousculent dans ma tête. Je ne comprends plus. C'était bien la photo, là, que je montrais sur la table, mais lui il a l'air de ne regarder qu'une seule chose. L'album. Celui d'Az. Celui qui se nommait Monsters are real. Celui que j'écoutais en boucle du matin au soir, du soir au matin, tellement j'aimais cette musique. Et puis là, j'entrevois une faible lumière dans les pans de mémoire désordonnés de mon esprit. « Attends... tu veux dire que c'est TOI le mec qu'on entend là, dans ma maison ? » Pause. Je reprends. « T'es sûr ? » J'écarquille les yeux. « Je suis choqué. A moins que tu ne parles que de la photo, parce que je te reconnais à peine. Et puis si tu as caché que c'était toi sur la photo... c'était parce que tu étais trop mignon avec cette bouille ronde ? » Je regarde la photo. C'est vrai, il est tellement chou avec sa petite chemise, et puis son sourire et ses joues rebondies. A côté de lui, c'est moi. Moi aussi je me reconnaît à peine, et pourtant... j'ai gardé tellement de photos de cette époque ! Brusquement j'ai envie de lui reparler de ce temps où nous étions ennemis, à la primaire. J'ai envie de lui dire que je me souviens qu'il me donnait des coups de coude dans les côtes juste avant la photo, et que moi je l'insultais, je le traitait de tous les animaux inconnus et connus de la Terre, mais pas trop fort, sinon nous allions voir le directeur, et le directeur ne rigolait pas. Maintenant ce n'est plus ça, nous ne sommes plus ennemis, plutôt meilleurs amis. C'est étrange, les gens qui nous connaissaient avant ne nous reconnaissent plus maintenant, comme nous ! La nostalgie, sûrement. Je me ressert un verre de jus d'orange, mais il faut vraiment que j'aille en acheter d'autre. J'attrape un cookie, le glisse entre mes lèvres, le croque... quel délice ! Le chocolat encore chaud fond sur mes papilles, et je me rappelle les gâteaux de la fête de fin d'année. Et si Azel s'en rappelait lui aussi ? Peu à peu je retrouve les saveurs, les odeurs, les souvenirs d'autrefois, je me vois, je nous vois dehors, sur la cour, à se bagarrer, aller à l'infirmerie après, nous insulter... Quelques coups d'œil en cours, des yeux noirs. Finis. Je reviens à la réalité, repense au disque, à l'album. A l'album ? Mais... « Et donc, c'est vraiment toi qui chante ? J'y crois pas ! J'avais envie de t'écrire... C'est toi, vraiment toi, Azel ? ».