(Nino) Une remise au point

Le père d’Eneko a le regard plongé dans sa tasse de café, mélange son morceau de sucre depuis bien cinq minutes. Il a dû fondre depuis le temps. Absent, il ne dit pas un mot, tandis que son fils l’observe faire, se demandant ce qu’il peut bien se passer dans sa tête. Des pensées sombres, horribles. Les cinq premières minutes de leurs retrouvailles dans ce lieu calme, Ozan n’a eu de cesse de lui présenter ses excuses sur son comportement, sur le fait de ne pas avoir été un père présent, là pour lui, trop aveugle, avant de partir sur de nouvelles excuses sur Solange, sa mère. Il parlait beaucoup, véritable contraste avec le moment actuel. Eneko ne sait pas quoi lui dire, quoi faire. Lui dire que ce n’est pas grand-chose ? Ce serait lui mentir. Lui dire qu’il ne lui en veut pas ? Ca aussi, ce ne serait pas la vérité. Pourtant, il n’aime pas le voir comme ça, si malheureux. Eneko lâche un soupir, puis part sur autre chose, un sujet différent de Cameron, un sujet qui n’est pas douloureux : son projet d’agrandir son entreprise. Ozan relève immédiatement la tête, les yeux brillants. Il aime entendre parler d’architecture, voir que son fils réussit dans la vie et il est ravi que les travaux de sa nouvelle boîte à Bayonne aient commencé. Il pose sa main sur celle d’Eneko qui se tend à ce contact. Il ne bouge pas, perd son sourire et son père semble s’en apercevoir puisqu’il retire sa main en lui adressant un sourire gêné. « Tu crois que… » Eneko s’arrête un instant, se mord la lèvre inférieure. « Tu crois qu’il y a une date de limite pour… » Il n’est sûr de rien. Il ne termine finalement pas sa phrase. Pour porter plainte. Il ne peut pas faire ça, c’est trop dur. Ils finissent le café, partent sur d’autres sujets et l’heure du rendez-vous de son père arrivant, les deux hommes se quittent. Eneko reste quelques minutes de plus dans le café, à en boire un nouveau, à sortir une cigarette qu’il coince entre ses lèvres. Le stress de la conversation. Après l’avoir écrasé, il quitte la terrasse et coupe par le jardin public. Eneko s’arrête au milieu de ce dernier, lorsqu’il le voit, là, assis sur un banc. Nino. Son cœur se resserre d’un coup. Il sait pourtant ce que ressent Maona pour lui, qu’elle y est attachée, qu’il n’a rien à craindre… Mais les images d’elle avec lui sont toujours dans un coin de sa tête, tournent en boucle à l’instant même où il pense croiser son regard. Il l’imagine le lendemain en train de lui dire qu’elle ne regrette pas, qu’elle en avait vraiment envie. Bon sang. Eneko passe sa main sur son visage, puis s’approche, se pose sur le banc, à ses côtés, le regard dans le vide. « Bonjour. » Simple formalité pour lui faire comprendre qu'il n'est pas là pour s'acharner comme il l'a fait lors de leur confrontation. « Peut-être que l’on pourrait avoir une conversation normale. » dit-il, en tournant la tête vers Nino, son rival. « Vous êtes au courant, pour le bébé. » Son ton est calme. Il ne cherche pas le conflit. Il ne sait pas vraiment ce qu’il cherche.

« Ce serait un bon commencement. » Ce Nino, quand il y pense, c’est un gamin. Il doit bien avoir dix ans de moins que lui, comme Maona. Ce sont tous les deux des jeunes gens qui ont besoin de profiter de la vie, de ne pas se faire de soucis avec un enfant. Pourtant, il est bien là, ce bébé, il grandit dans son ventre. Il est de lui, Eneko, ou de Nino, mais il va apparaître dans plusieurs mois, il va vivre. La grossesse n’aura pas été de tout repos. Les conditions de sa venue non plus. Eneko ne supporte pas de ne pas savoir, d’être dans l’ignorance, de douter et Nino, c’est sans doute pareil. Ils sont dans la même galère, même s’ils ne peuvent pas se voir en peinture. Eneko place ses mains sur le banc, s’appuie dessus, puis lui annonce une nouvelle dont il a peut-être déjà connaissance. « J’ai pris rendez-vous dans un centre pour faire un test prénatal. Ca a lieu la semaine prochaine. Les résultats arriveront ensuite sous huit à dix jours. » S’il lui dit ça, c’est pour qu’il sache que bientôt, lui non plus n’aura plus de doute à avoir, qu’il connaitra la réponse. « Maona te les fournira. » Il en est persuadé. Elle tient beaucoup à Nino, elle ne le laissera pas tomber, encore moins dans l’ignorance la plus totale. Ca le regarde, il est concerné, même si Eneko souhaiterait qu’il ne le soit pas, il l’est bel et bien et il mérite de savoir. « Je ne lui interdirai pas de te voir. C’était de la jalousie, principalement. » avoue-t-il, en regardant face à lui. Il ne peut plus faire ça. Il ne veut pas qu’elle soit malheureuse, qu’elle le voit en cachette et il s’est rendu compte que ça ne changeait rien. Il ressent toujours cette insécurité, n’a plus confiance et revoit les mêmes images au moins une fois dans la journée. Eneko repense à elle, à Nino, ensemble, puis il repense à Anna, avec cet homme qu’il ne connait pas. C’est bien plus facile de ne pas pouvoir mettre un visage sur la personne qui a profité de sa femme. Parfois, Eneko a juste l’impression qu’il est en train de retarder l’inévitable, mais ce bébé qui est peut-être le sien l’aide à tenir le coup, il le faut. Et il y a aussi l’amour qu’il ressent pour Maona. Il est tout simplement perdu.

Eneko acquiesce d’un signe de la tête. Il le sait qu’elle l’aime beaucoup…Mais c’est difficile, parfois de l’admettre, parce qu’il voit l’amour d’une autre façon. Pour lui, l’amour ça a bien plus d’importance. Lorsqu’on tient à une personne, on ne va pas se réfugier dans les bras d’une autre personne, pas alors qu’il y a encore ce lien officiel. Il aurait préféré que leur histoire soit terminée, qu’elle aille voir Nino ensuite, comme il l’avait fait avec Elise. Il sait qu’il aura toujours des doutes, même s’il décide d’avancer avec Maona. Il ne lui pardonnera pas. Il essaiera de faire avec. « Tu pourrais ? » Ca a l’air si simple dit dans la bouche de Nino. Il suffirait juste de l’accepter, mais les choses sont plus compliquées que ça, alors il l’interroge, pour qu’il comprenne que ce n’est pas évident de son côté. « Tu pourrais l’accepter, dans ma situation ? Les choses ne sont pas simples. Maona est jeune. Elle a ton âge. Parfois… Je me dis qu’elle a peut-être pas envie de tout ça, qu’elle souhaite juste profiter de sa jeunesse. » Lui… Lui il attend autre chose de la vie. Il a passé le cap de ses vingt ans, il veut se construire, mais est-ce qu’il le peut vraiment ? Il n’en sait trop rien, il se perd dans ses pensées, détourne les yeux de Nino pour fixer un nouveau point face à lui, dans le vague. Il est cependant soulagé que Nino ne leur mettra plus des bâtons dans les roues, bien qu’il doute, encore une fois. « Tu la connais, Maona. Tu crois qu’elle pourrait refaire la même chose ? » Avec lui, avec un autre, peu importe. Lui, il pensait la connaître, mais il ne la connait finalement pas si bien et à la question qu’il vient de poser, Eneko a sa propre réponse. Lui il ne croit pas, il en est sûr, parce qu’une personne qui faute une fois, faute forcément une deuxième fois. On apprend de ses erreurs, c’est vrai, mais ça ne marche pas pour tout. Les gens infidèles, on ne les change pas. C’est peut-être un avis négatif qu’il a sur Maona, mais il n’arrive pas à s’en défaire. C’est peut-être un manque d’objectivité, puisqu’il est trop concerné par rapport au problème. « J’aimerais qu’elle soit heureuse, mais… Je doute d’être la bonne personne. Je ne pense pas. Maona était la mienne. » Il l’aime. Oh ça oui. Mais il ne pense pas être celui qui lui convient. Si ça avait été le cas, les choses se seraient passées différemment.