(Oihana) La soirée est à nous

« Tu l’embrasseras de ma part. » Anna dépose un baiser sur ma joue, un baiser volé, alors que je suis penché sur un plan sur lequel je travaille depuis des semaines. C’est une villa, pour un couple qui a de l’argent à revendre, mais certains détails ne convenaient pas vraiment avec ce que j’avais imaginé, alors j’ai dû reprendre, notamment le jardin, avec la fontaine. Une bâtisse comme celle-ci, même en ayant tout l’or du monde, je n’en voudrais pas. C’est trop grand, même pour deux personnes. Je trouve ça impersonnel, tout le contraire de ce qu’ils pensent. Plus c’est immense, plus ça leur fait plaisir. Je relève les yeux vers Anna, les sourcils froncés. « Tu penses à la paperasse ? » Depuis qu’il lui a parlé du divorce, qu’il lui a mis les papiers sous son nez, c’est la guerre à ce propos. Lui veut se séparer, divorcer, surtout depuis qu’il lui a été infidèle et qu’il pense à recommencer à chaque fois qu’il croise le regard de sa stagiaire. Ca lui permettrait de faire ça moins discrètement, mais là, il est coincé. En plus de ne pas vouloir signer, divorcer, il faut qu’elle pense qu’il ne tourne pas autour d’une autre pour ne pas perdre ce qu’il a construit et ça le dérange vraiment. Anna lui met des bâtons dans les roues. Neko se sent fait comme un rat, lorsqu’elle joue la sourde, comme maintenant. « De quoi ? » « Les papiers du… » Divorce. Il n’a pas le temps de terminer qu’elle lui dit à demain et s’éclipse de la maison. Eneko souffle, exaspéré. Si elle veut garder cette maison, ça lui est égal. De toute manière, il n’était pas question qu’il reste dans cet endroit qui lui rappelle eux, pas parce que ça le dégoûte, mais bien parce qu’il a envie de tourner une page sur leur histoire, définitivement. Peu importe, il ne lui fera pas entendre raison ce soir.

Heureusement, sa filleule vient lui rendre visite, même dormir ici. Il abandonne sa maquette pour vérifier que la chambre d’amis est prête pour l’accueillir. Anna a changé les draps. Dans la salle de bains, Eneko sort une nouvelle brosse à dents qu’il pose sur le meuble et part ensuite dans la cuisine. Les courses sont faites, il le sait, mais il observe une dernière fois s’il y a tout pour le petit-déjeuner. Il n’aime pas lorsqu’Oihana rate ce repas. Lui, ça n’a pas d’importance, mais il prend soin d’elle. Il se dirige vers la porte lorsqu’il entend quelques coups et l’ouvre aussitôt, affichant un large sourire. La voir, c’est toujours un plaisir. Eneko prend son rôle de parrain à cœur, bien plus que celui du cousin, qu’il considère comme étant moins fort. « Ca me fait toujours autant plaisir de te voir, entre. » Il ouvre la porte en grand pour la laisser entrer et après avoir refermé derrière eux, dépose un baiser sur sa tempe, protecteur. « J’étais en train de regarder les placards pour ce soir. » Il lui fait signe de le suivre dans la cuisine et enchaîne : « Comment tu vas ? Et ton père ? » Son oncle. Il prend de ses nouvelles aussi souvent qu’il peut. C’est un homme bon, qu’il admire beaucoup, rien à voir avec ceux de sa famille.

Tu attends ce moment depuis le début de la matinée. Ton parrain a envoyé un texto pendant ton cours de marketing pour savoir si tu voulais passer la nuit chez lui. Tu lui réponds rapidement un grand OUI. Même si tu auvais eu quelque chose de prévu, tu aurais annulé. Neko, c'est Neko. Personne ne passe avant lui. Cela a toujours été le cas. Yon jalousait parfois le lien que tu avais avec votre cousin. Parfois, il te fessait la tête pendant des heures parce que tu étais resté plus longtemps à jouer avec Neko. Yon restait l'amour de ta vie. Tu aimais ton frère plus que tout, puis il ne te fessait jamais la tête bien longtemps. Tu avais juste le temps de passer chez toi pour faire ton sac. Un pyjama. Un change. Ta tablette. Ton portable. Pas besoin de brosse à dent, tu avais déjà la tienne. Puis tu vas pour partir, une fois à la porte, tu fais demi-tour. Tu l'as oublié. Tu as oublié ton doudou. Tu as vingt-et-un an et tu dors toujours avec un doudou. Le pauvre lapin a perdu la splendeur qu'il avait jadis. Ce lapin c'est le dernier cadeau de Yon avant sa mort. Il te l'avait attrapé à la fête foraine, trois ans avant qu'il ne meure. Tu le chéris, car c'est un des derniers souvenir de sa présence.

Tu arrives devant la porte de chez ton parrain. Tu pousses un grand soupire, tu laisses tes maux de côté. Tu affiches le plus beau des sourires et tu toques à la porte. Elle s'ouvre rapidement.  À croire qu'il était derrière à attendre son arrivée. Salut le vieux.  Tu sais très bien que ça l'énerve quand tu l'appelles comme ça. Il pose un rapide baiser sur ton front. Tu souris, depuis que tu es gosse, il t'embrasse de la même façon. Parfois quand il venait te chercher au lycée, il t'embrassait de la même façon. Tu avais eu honte, tes camarades s'étaient moqués de toi, mais tu avais pris sur toi. Tu aimes ton cousin, c'est le principal. Si cela ne leur plaisaient pas tant pis. Moi aussi ça me fait plaisir. Juste pour confirmer, elle n'est pas là …  il doit bien savoir de qui tu parles. Anna, sa femme. Enfin sa future ex-femme. Il t'en a parlé, tu ne sais pas pour quelle raison, il la quitte, mais tu approuves son choix. Anna, tu ne la jamais aimée. Un jour, tu l'avais entendu au téléphone se plaindre que tu étais un peu trop présente chez eux. Pendant une semaine, tu n'étais pas venu voir ton Neko. D'ailleurs, il n'avait pas compris ce qui t'a poussé à l'ignorer de la sorte. Puis voyant qu'il n'allait pas bien tu étais revenue. Tu ne lui avais rien dit sur la conversation que sa femme avait eue, car tu ne voulais pas le malheur de ton protecteur. Je l'ai eu tout à l'heure. Il va très bien.  Biarritz lui manques énormément, mais il a vraiment une bonne place là-haut. Encore deux ans et il redescendra. Puis il s'inquiète pas trop pour moi, car il sait que tu n'es toujours pas très loin. Ton père te manques, c'est une évidence. Seulement, tu ne veux pas lui faire regretter son choix. Il avait été appelé à Paris pour un immense prochain qui devait durer deux ans. Tu l'avais suivi, mais après deux ans de déprimes sans le ciel bleu de Biarritz, ton père t'as renvoyé chez toi.  Moi tu sais, ce n'est pas trop ça. La date approche et ça me fait mal de penser qu'il est parti. Puis soudain, tu craques. Tu retiens ça depuis des jours. Les partiels avaient tellement pris de place, que tu n'avais pas vu les jours passés. Tu laisses tomber ton sac et tu te jettes dans les bras de Neko. Il me manque Neko. Il me manque. Les larmes tombent. Tu as besoin de les faire sortir, puis tu sais que Neko est là pour toi.

Le vieux. Eneko fronce les sourcils, sans faire de commentaire. Il sait que c’est pour l’embêter qu’elle dit ça et ça marche. Il va bientôt avoir trente-deux ans et ça le dérange. Approcher de la quarantaine lui fait peur, déjà qu’il prend un gros coup de vieux à force de voir Oihana grandir. C’est une autre génération, celle qui a connu un téléphone portable dès la naissance, celle qui ne peut se passer des réseaux sociaux, comme Twitter, alors que lui n’en raffole pas. Il y est juste pour son entreprise, mais n’y passe pas pour passer son temps dessus. Neko, il préfère vivre le présent, sortir, voir du monde, plutôt que se couper de ce qu’il a autour de lui, derrière un écran. Le contact virtuel ne remplacera jamais le contact humain. « Anna ? Non, elle n’est pas là. Elle vient de partir, tu l’as ratée de peu ! Avec plus de chance, vous auriez pu vous brosser mutuellement les cheveux en vous racontant les potins du jour. » C’est sarcastique, parce qu’il sait qu’Oihana ne l’aime pas. Ses nombreuses réactions l’ont confirmé, même s’il ne sait pas vraiment pourquoi. Il ne peut pas lui en vouloir de ne pas avoir accroché. Sa femme peut être spéciale, parfois et ne pas dire toujours ce qu’il faut, quand il faut. C’est pourtant quelqu’un avec qui il a passé neuf ans de sa vie et il l’a aimée. Elle a des défauts, mais de grandes qualités aussi. L’obstination n’est pas l’une d’entre elles. Il n’aime pas quand elle est têtue, il n’aime pas non plus qu’elle les oblige à vivre ensemble, de par un mariage qui ne l’intéresse plus.

Alors qu’il s’active dans la cuisine, à prendre deux tasses et à chercher du sucre qui n’est pas au même endroit que la dernière fois : Anna range quand elle est anxieuse, elle change de place les objets, se lassant et lui, ça l’agace de ne pas trouver ce qu’il veut. « C’est une très bonne chose pour lui. Deux ans, ça passe très vite et ça ne l’empêche pas de passer par ici, ou nous de nous déplacer. On pourrait. » Neko sait que ça lui ferait du bien de voir sa fille et il a les moyens de se permettre un déplacement, sans compter qu’il a de bonnes raisons professionnelles de le faire avec son contrat en cours. « Tu n’auras qu’à m’accompagner la prochaine fois que je monterai sur Paris. » Au lieu d’Anna. Elle ne comprendra pas, alors que ça lui semble évident, à lui. Dans un placard, il trouve enfin ce qu’il souhaite, la brique de sucre qu’il pose sur le meuble. Il s’apprête à lui proposer une boisson chaude, ou autre chose, ce qu’elle a envie, mais ne le fait pas lorsqu’elle parle de cette fameuse date. Yon. Eneko lâche tout ce qu’il était en train de faire et la main appuyée sur le meuble, se tourne vers sa filleule, sentant qu’elle a besoin de toute son attention. Il l’accueille dans ses bras, ne sachant d’abord pas comment réagir. Les gestes tendres, l’affection, il n’en a jamais eu avec ses parents, alors il lui est toujours difficile de faire un pas vers les autres, quand ils en ont besoin. Si elle ne s’était pas jetée dans ses bras, il aurait mis un certain temps avant de faire lui-même ce pas, de réagir. Mais avec Oihana, c’est tout de même différent. Il la connait bien. Il enroule ses bras autour de sa silhouette, caresse tendrement son dos. « Je sais Oi, je sais. » Neko glisse une main dans sa chevelure, pour l’apaiser, mais il ne l’empêche pas de pleurer, en sachant très bien que ça lui fait du bien. C’est humain, après tout, même s’il n’aime pas la voir dans cet état. « Cette période de l’année n’est jamais facile, mais… Je suis là, d’accord ? Tu peux venir à la maison, cette semaine. Il ne faut pas que tu restes seule. » Il s’en voudrait si elle se renfermait. C’est sa petite princesse.

C'est vrai ? Je serai vraiment heureuse si je peux venir avec toi. Puis tu sais papa serait l'homme le plus heureux à ce moment-là. Il t'adore, mais ça ce n'est pas une nouveauté pour toi. Tes yeux s'illuminent quand il te dit que lors de son prochain déplacement à Paris, tu pourras aller avec lui. Tu sais très bien que cela fera plaisir à ton père. Tous les deux jours vous vous appelez, vos faites de conversations Skype, mais de le voir en vrai c'est tellement mieux. Tu t'imagines déjà la tête de ton père quand il vous verra arriver. Normalement, il aurait dû revenir pour le week-end de pâques. Malheureusement, il avait un rendez-vous important avec un client chinois. Fichu chinois, en plus de nous envahir sans scrupule, ils te volent ton père.

Puis tu tombes dans les bras de Neko. Tu sais très bien qu'il n'est pas familier à ce genre de geste. Tu sais très bien que ta tante et ton oncle se sont séparés quand Eneko était jeune. D'ailleurs, tu n'as plus aucun contact avec la sœur de ta mère depuis bien longtemps. Tu te souviens que quand ta mère était encore en vie, tu la voyais assez souvent. Seulement depuis que ta mère est morte, le lien a été rompu. À croire, qu'elle avait honte de ta famille. Peut-être qu'elle ne te côtoie parce que ta mère était son seul lien de parenté. Tu ne sais pas, mais tu ne veux pas savoir non plus. Neko a assez souffert de ça, tu ne veux pas en rajouter.

Puis Neko, si tu le perds, c'est la fin pour toi. Il est encore un des quelques personnes qui fait que Yon ne reste pas qu'un simple souvenir pour toi. Ils ne sont pas nombreux. Papa. Neko. Lui. Seulement lui, tu ne veux pas le revoir pour le moment. C'est encore trop frais. Tu sais qu'il te fera une fois de plus du mal. Enfin mal à ton petit cœur. Ton cœur s'est brisé quand ton frère est mort. Une semaine après, il se brise une nouvelle fois, quand tu as vu que la nuit que vous avez passés ensemble ne comptait pas pour lui. Lui qui était avec une autre fille. Sa bouche sur ses lèvres de traîné. Cette fille avait cette réputation. Seulement, tu ne comprenais pas comment il avait pu aller vers elle. La facilité peut-être. Peut-être que pour lui, tu n'étais que la sœur de son meilleur ami. Qu'il était ami avec toi que pour le plaisir de Yon. Puis tes larmes redoublent d'intensité. Tu es toujours dans les bras sécurisant de ton parrain. Il n'est pas tout à fait au courant de cette histoire. Puis tu sais très bien que ça le dérangerait d'apprendre que sa filleule préférée a perdu sa virginité.

Puis il te ramène à la réalité. Il te dit que si tu le souhaites, tu peux passer la semaine chez lui. Tu aimerais accepter. Seulement, tu penses à sa femme. Tu sais qu'elle ne veut pas signé les papiers. Que la situation entre les deux doit être les deux époux. Tu ne voudrais pas ajouter à cela, ta triste présence. Tu portes ta main à tes yeux. Tu passes la manche de ton pull blanc sur tes yeux. Résultat, il devient noir. Tu as oublié que tu étais maquillé aujourd'hui, car tu avais un oral. Pas grave, la machine sera heureuse quand tu rentreras. Après un reniflement, tu regardes Neko dans les yeux et d'une petite voix enrouée par les sanglots, tu lui réponds. Je sais que tu es là pour moi, mais Neko, tu sais, je ne voudrais pas te déranger. Puis tu portes ton regard sur sa belle chemise claire. Elle est pleine de larmes. Avec un petit rire, tu lui dis. Elle ne va pas être très heureuse, quand elle verra dans quel état, je te mets.

Spoiler:

« Oui, c’est vrai. » Il semble presque étonné par cette question. Eneko ne dit jamais rien dans le vent. Ses promesses, il les tient toutes. Sauf celle qu’il a faite à sa femme, finalement, celle où il lui a promis fidélité, d’être là pour le meilleur comme pour le pire. C’est pourtant une promesse importante, mais il considère qu’elle a rompu ses engagements avant lui, que sa tromperie a aidé au gouffre qu’il avait construit en se focalisant sur son travail, à s’agrandir, à être bien trop profond pour qu’ils puissent se sortir de là. Et après quelques années à essayer d’arranger les choses, avec elle, il n’y est pas parvenu. Etre avec une femme en imaginant un autre la toucher, il déteste ça. Eneko est très exclusif. Même s’il manque de crédibilité en ce moment, en jouant sur deux tableaux, il le prouve tout de même en ne touchant plus Anna. Ses mains ne désirent qu’un seul corps, ses lèvres raffolent uniquement de celles de la jolie blonde. « Tu peux venir avec moi, sans problème. Je ne serai sans doute pas très disponible en journée, mais tu auras l’occasion de revisiter la ville que tu connais bien, d’aller voir les endroits que tu avais aimés. Et ton père sera ravi. » Il a cette certitude, la concernant. Lorsqu’il est question de lui, Eneko a plus de mal. Il n’est pas habitué à ce que les gens l’apprécient, surtout lorsqu’il s’agit de la famille, mais son oncle lui est particulier. Même s’il refuse qu’il le touche, qu’il l’encercle de ses bras, c’est probablement l’homme le plus important au monde à ses yeux. Il a pris la place de son père. Il est celui qui a compris qu’il se passait quelque chose de grave dans sa vie, qui lui a tendu la main et lui a promis d’être là lorsqu’il en aurait besoin, sans pour autant insister après Eneko pour qu’il se confie, chose qu’il n’a jamais fait. Il s’est contenté de boire ses paroles qui le rassuraient. Eneko acquiesce simplement, sans dire ce qu’il en pense. Il n’a jamais pu dire que lui aussi, l’appréciait, parce que les mots restent bloqués au fond de sa gorge. Les « je t’adore », « je t’aime », il ne connait pas. Personne n’a pu les entendre de sa part. Parfois, avec la distance qu’il prend, ses proches peuvent se poser des questions, mais les choses sont évidentes. Avec Oihana, surtout, qu’il a pris sous son aile, qu’il accueille chez lui autant qu’elle le souhaite.

Et il la prend aussi dans ses bras, même s’il n’est pas adepte de ça. Il sent qu’elle en a besoin, comme lui comme il était gamin et qu’il cherchait désespérément les bras de sa mère, bras qu’elle lui refusait pour ses activités, son emploi, sa dépression suite à la perte de son emploi. Il a été mis de côté. Il n’a pas existé. Mais Oihana existe pour lui. Il jette un œil sur ce pull qui devient noir et affiche un sourire. « Essaierais-tu de me battre avec une autre forme de créativité ? » L’artiste, c’est lui, mais elle pourrait très bien prétendre à ce grade avec ce qu’elle vient de faire. Cette petite tentative de faire de l’humour pour la détendre, l’aider à penser à autre chose, est à peine concluante. « Tu ne me déranges pas. Tu devrais le savoir, depuis le temps, la porte t’est grande ouverte. » Ce n’est pas le discours qu’Anna aimerait qu’il est, mais il s’en fiche. C’est sa filleule avant son épouse. Elle, il veut qu’elle le quitte. « Je me fiche de ce qu’elle pensera de ça. » Il regarde sa chemise noyée dans les larmes. « Ca l’occupera, elle aura encore un truc sur lequel passer ses nerfs. » C’est comme ça entre eux, en ce moment. Ils s’énervent pour des broutilles tant la situation est complexe. « Tu ne l’aime pas vraiment pas. Pourquoi ? » Lui, elle lui a fait quelque chose, mais à Oihana… Anna a été correcte, d’après ce qu’il en sait. Plus qu’elle ne l’a été avec lui, du moins.

Neko sait très bien quand tu veux changer de sujet. Tu n'as pas envie de parler de Yon ce soir. Oui, tu as vu, je suis une grande artiste. Puis ton doux rire sort. Cela doit faire un moment que tu n'as pas ri de tout ton cœur. Si parfois, tu ris avec d'autres personnes, mais cela n'est pas réelle. Tu leurs fais plaisir, pour pouvoir rester avec eux. Pour être encore un peu vivante. Tu réfléchies alors. Tu sais très bien qu'il doit partir en déplacement en fin de semaine. Tu t'en souviens, il te l'a annoncé par message. Avec un timide sourire, tu lui réponds. Ce week-end, je sais que tu pars en déplacement alors je viendrais de mercredi à vendredi matin alors... Eneko te pose alors la question à laquelle tu aurais préféré ne jamais réponde. Pourquoi tu n'aimes pas sa femme. Ce n'est pas que tu ne l'aimes pas. Anna était une femme adorable au tout début de la relation. Elle venait même te chercher au collège quand Eneko n'était pas là. Tu te souviens des glaces qu'elle t'offrait près du rocher de la vierge. Elle était gentille avec toi. Seulement, tu avais entendu une discussion et tu t'étais un peu effacé. Tu te touches les cheveux. Signe d'anxiété et tu te lances. Ce n'est pas que je ne l'aime pas. Ta femme a été de plus adorable au début. Mais j'ai entendues des choses. Tu allais t'arrêter à ça. Seulement, tu ne veux pas qu'Eneko pense qu'elle le trompe ou qu'il y ait de confusion. C'est déjà assez compliqué dans son couple en ce moment. Tu soupires. Puis tu te lances : Je ne sais pas si tu te souviens, il y a quatre, cinq ans, je ne t'adressais plus la parole. Tu as surement cru que je fessais ma crise d'adolescence. Tu aurais eu raison, mais j'avais entendu Anna quelques jours auparavant. Elle était au téléphone avec une amie. J'ai entendu une bride de sa conversation. Elle parlait de moi. Elle disait que je la dérangeais. J'étais trop souvent chez vous. Que vous n'aviez pas assez d'intimités tous les deux. Elle parlait même de partir. J'ai préféré partir moi et couper les ponts. Vous laissez à deux. Je ne voulais pas que tu te sépares de ta femme à cause de moi. Depuis ce moment, j'évite de venir quand elle est là. J'ai même cru que quand tu as demandé le divorce, c'était de ma faute.  

Spoiler:

« Tu devrais peut-être penser à rejoindre une école d’arts. » Qu’il ajoute, dans un sourire, ravi de l’entendre rire, même si derrière ce rire se cache autre chose qu’il aimerait pouvoir réparer. Impossible. Alors il tente de cicatriser, au moins, avec sa présence, d’être présent en ce mois de mars et ce début d’avril qui sera tout autant difficile à gérer. « Je t’en ai parlé ? » Oh oui, bien sûr. Il lui parle de beaucoup de choses. Il a sans doute dû lui confier qu’il ne serait pas là du week-end, pour une escapade à Lyon, purement professionnelle… Mais aussi très personnelle. Il y aura Maona. Anna pense qu’il sera seul, mais il sera en bonne compagnie et Eneko ne restera pas inactif, là-bas. Mais il n’en parle pas. Oihana est pourtant la personne avec qui il se sent le plus proche, mais c’est sa filleule. Il aime l’image qu’elle a de lui, celle de l’homme respectable qu’il a essayé d’être durant des années… Jusqu’à céder à la tentation qui se présentait à lui. « C’est très bien, ça. Tu es chez toi ici, il n’y a aucun problème. » Elle sera toujours chez elle, même si Anna n’aime pas trop qu’elle soit sans cesse fourrée chez eux. Elle tient à une intimité qu’ils n’ont plus depuis longtemps. « Des choses ? » Il s’imagine tout et n’importe quoi. Maintenant, il ne serait étonné de rien. Eneko se replonge cinq années avant, cherche dans sa mémoire, puis hoche de la tête. Il se souvient. Ca avait été un moment difficile, parce qu’il était convaincu d’avoir fait ou dit quelque chose de travers. Et là, il comprend tout. « Oh bon sang, non, ce n’est pas de ta faute. Anna et moi, nous nous sommes perdus. » Il ne s’attarde pas sur la raison qui l’a poussé à demander le divorce. Anna n’est pas méchante. Il ne la déteste pas, il ne l’aime plus, ce sont deux choses différentes. Il ne veut pas la démonter derrière son dos. Mais si sa filleule lui demandait le pourquoi, il ne lui cacherait pas les raisons. « Tu aurais dû m’en parler. On aurait mis les choses au clair rapidement. » Eneko comprend mieux, maintenant, cette prise de distance. « Qu’est-ce que je te sers ? »

 J'y pensais depuis un bon moment, je vais peut-être tenter le coup. L'art tu adores ça. Tu as un certain don, mais tu laisses cela aux autres. Ton cahier de dessin en ai remplit. Mais c'est ton petit secret. Tu n'en as jamais parlé à Eneko. Car c'est lui l'artiste de la famille. Tu es loin d'être aussi douée que lui, mais tu fais de très beau dessin. Tu as toujours eu les meilleures notes en arts appliqués. Certains de tes camardes disaient que tu fessais faire les dessins à ton père. Tu les as laissés croire ça. C'est ton jardin secret l'art. Quand ça ne va pas. Tu pousses la musique un peu plus forte dans tes écouteurs et tu te laisses aller sur cette pauvre feuille vierge. À la fin, elle est noircie par le fusain. Tes doigts le sont également et tes joues sont noircie par la suie du crayon. Tu reviens dans le monde réel quand ton parrain te demande s'il t'a parlé de son déplacement. Tu acquiesces. Il t'a bien prévenue. Tu sais que cela arrive souvent et tu sais que c'est important pour son travail. Parfois, il te ramène un petit quelques choses de ses escales. Enfin quand il a le temps. Puis il te dit que tu aurais dû lui en parler. Tu hoches les épaules.Je sais que j'aurais peut-être dû t'en parler. Seulement, je ne voulais pas que tu doive choisir… puis, je ne sais pas si tu te souviens, Yon avait fait une nouvelle rechute. Son corps avait rejeté la greffe et je devais être près de lui. Donc ça été une période un peu difficile. Tu sais très bien que tu aurais dû lui en parler. Malheureusement, tu n'avais pas osé. Alors, tu t'étais éloignée et Yon avait appelé en urgence. Tu l'avais trouvé par terre dans la salle de bain. Affaiblit, complément frigorifie et nu. Ton frère était ta priorité. Il te demande ce que tu veux boire. Une grande tasse brulante de chocolat chaud, s'il te plait. Tu rattrapes ton sac échoué sur le sol et tu lui dit Je vais poser mes affaires dans la chambre. Tu n'attends pas sa réponse et tu t'enfuis dans la chambre d'amie. Enfin ta chambre quand tu es là. Tu t'installes sur le lit, tu attrapes ton portable. Tu fouilles dans la galerie d'image, jusqu'à trouver ce que tu cherches. Yon. Sa chevelure brune bouclée, ses grands yeux bleus, son sourire angélique. Il te manque. Il te manque depuis deux ans, tu aurais tout fait pour qu'il reste en vie. Tu avais même voulu donner ta moelle, mais ça n'avait pas fonctionné. Elle avait été rejetée lors de sa toute dernière opération. Tes larmes coulent une fois de plus. Un jour, tu espères que le stade des larmes passera. Pour le moment, la plaie est encore à vif. Tu ne laisses personne te console. Il y aurait bien une personne. Théo. Il vit la même chose que toi. Il comprend très bien ce que tu vis. Avec lui, tu pourrais être toi-même. Tu le sais parfaitement. Tu te souviens de la nuit que vous avez passée ensemble. Chaque soir, elle te hante. Être toi. Ne plus te caches derrière de faux sourires. Seulement, tu n'es pas prête à ça. Pas encore… tu ravales tes larmes. Tu sais qu'Eneko ne vas pas tarder à arriver s'il ne te voit pas arriver. Tu te mets une tenue décontractée. Un short de taille acceptable – tu es quand même chez ton parrain - et un tee-shirt piqué à Neko lors d'un précédent séjour. Tu retournes vers le salon. Alors, tu nous as prévu quoi ce soir ?  

« Il n’aurait pas été question de faire un choix. Anna m’en avait déjà touché deux mots. » Et il n’a pourtant pas choisi pour autant. Il acceptait le fait qu’elle ne soit pas toujours d’accord avec la présence d’Oihana, d’autant plus ces deux dernières années, où ils ont essayé de se retrouver, sans y parvenir. Anna avait besoin de s’accorder du temps avec Eneko, pour lui prouver que ce n’était qu’une erreur de passage et il l’a compris, mais ça a tout de même bien fichu en l’air leur relation. Il est rancunier. Il ne supporte pas qu’on puisse le tromper. Il ne veut pas être de ceux qui baissent les yeux, oublient un moment désagréable. Il ne veut pas se mentir à lui-même, vivre une vie qui ne lui convient pas. L’absence d’Oihana n’aurait rien changé à ça. Les choses sont telles qu’elles sont. « Ca t’aurait évité de t’éloigner. » Mais il comprend, quelque part. Et il se souvient aussi de cette rechute. Ces moments difficiles… C’était une sale période, bien plus qu’il ne le pensait déjà. Il était loin de se douter qu’il faisait parti de ses tracas. A l’époque, il pensait sincèrement que Yon était l’unique problème qu’elle avait en tête. Eneko sort du chocolat en poudre qu’il n’utilise jamais. Ni Anna, d’ailleurs. Seule Oihana en prend. Il s’efforce de vérifier qu’il y en a toujours, pour le petit déjeuner. Il sort le lait du réfrigérateur et met de quoi contenir une tasse, dans une casserole, sous le feu, tandis qu’elle s’échappe sous ses yeux. Le lait a le temps de chauffer et Oihana n’est pas encore revenue. Suite à ce qui s’est passé il y a quelques minutes, à ses larmes qui ont roulé sur ses joues, il s’inquiète, mais s’occupe de la boisson chaude en versant le lait dans la tasse. Son café est prêt lui aussi, alors il s’appuie contre le meuble, sa tasse entre ses mains, le regard fixé sur l’encadrement de la porte. Il est à deux doigts d’aller voir ce qu’elle fait, lorsqu’elle pénètre de nouveau dans la pièce. « Avec le chocolat chaud, je doute que tu aies faim après. Alors on peut se contenter de se faire un plateau-repas… En grignotant. » Il n’aime pas tellement ça, grignoter, mais il le fait, parfois, souvent avec sa filleule. « C’est mon tee-shirt ? » Qu’il dit, les sourcils froncés, en s’en apercevant enfin. Il comprend mieux pourquoi il ne le trouvait plus, celui-là. L’étonnement passé, l’homme lui tend son chocolat et ajoute : « Ca dépend de quoi tu as envie. On pourrait choisir un film avec un jeu de société pour nous occuper devant, ou nous rendre à la petite soirée du voisinage. Ils en ont organisé une à l’improviste et je sais qu’ils t’aiment bien. » Ceux à qui il parle lui demandent des nouvelles de la petite jeune femme qu’ils ont vu grandir, au fil des années. Oihana est attachante. Elle n’est pas insolente. C’est une bonne vivante, aussi, même si elle est terriblement fragile et vulnérable, par moment. Ses voisins l’aiment bien. « J’ai quelque chose que… Je pourrais peut-être te dire… Te confier. » Il pince ses lèvres, en se pinçant la lèvre inférieure et plisse les yeux. Il ne sait pas si c’est vraiment le bon moment. S’il y a une personne à qui il peut dire les choses, c’est à sa filleule. Neko aime bien partager ce qu’il fait en journée, avec elle. Il a bien des secrets, mais celui-là, il est tellement énorme qu’il a besoin d’en parler et en même temps… Il hésite. Eneko sait pourtant qu’il peut avoir confiance en elle.

 Oui c'est ton tee-shirt, mais tu ne trouves pas qu'il me va mieux à moi ?  Tu tires sur le tee-shirt un peu trop large pour ta maigre silhouette. C'est vrai qu'Eneko est un homme d'une importante stature. Tu as toujours été en admiration devant lui. Alors que d'autres petits minets de son âge s'entraînent trois fois par jours pour pouvoir lui ressembler. Puis de toute façon pour toi, ton parrain sera encore et toujours le meilleur de tous. Puis, il te propose un film. Tu acquiesces. Il te propose même d'aller à une petite soirée de voisinage faite à l'improvise. Oui pourquoi pas, mais tu as une autre idée en tête. Tu as besoin de parler ce soir. Pas que de Yon. Tu as pleins de choses à lui demander. Hum, on reste un peu tous les deux. Ça fait si longtemps, que nous n'avons pas eu une soirée en nous. On ira un peu plus tard ? Tu sais que j'adore tes voisins... Tu ne veux pas dire non, car les voisins de Neko sont sympathiques. Seulement, tu veux Neko pour toi toute seule ce soir. Tu en as bien besoin. La date est proche. Plus qu'une semaine et ça fera deux ans. Tu regardes ton parrain se tordre avant t'annoncer qu'il a quelque chose à te confier. Enfin qu'il aimerait te dire. Il se pince les lèvres. Tu ne l'as jamais vu comme ça. Moi aussi, il faut que je te parle sérieusement. Puis tu ajoutes. Ne t'en fais pas, je ne suis pas tombée dans la drogue, ni dans la prostitution. Tu tiens à préciser, car tu sais que ton parrain peu très bien penser au pire quand il s'agit de toi. Parfois, il te prend encore pour une enfant. Il a tellement de mal à te voir grandir, qu'il te maternerait presque comme une mère. Tu aimes ça, mais parfois les gens vous regardent bizarrement dans la rue. Tu te dis que parfois, ils doivent te prendre pour sa maitresse. La plupart des gens sur Biarritz savent que tu es sa nièce, mais les touristes, c'est une autre histoire. Je ne suis ni enceinte. C'est loin d'être le cas, ça fait deux ans que tu n'as pas connus d'homme. Enfaîte, tu en as connu un seul. Théo. Encore et toujours lui. Ta vie ne se résume qu'avec ce prénom. Tu veux commencer ? Tu regardes ton parrain avec un tendre sourire.  

Eneko sourit, amusé de la voir nager dans son vêtement. En taille, ça va, ils ne sont pas si éloignés que ça, mais elle est toute fine comparé à lui qui a une carrure plus imposante. Il finit par acquiescer d’un signe de tête à sa question. « Tu peux le garder si tu veux. » Il ne lui manquera pas, à lui, qui ne s’attache pas à ses fringues, même s’il préfère certaines à d’autres. Il a ses préférences, comme tout le monde, il suppose. « Ou on peut oublier, tout simplement et passer la soirée ensemble à discuter de tout et de rien, comme on aime le faire. Discuter par téléphone portable, ce n’est pas la même chose qu’en face à face. » Et maintenant qu’elle est là, il ne compte pas la laisser partir. Surtout qu’il sent qu’elle a besoin de parler. Il le remarque à son regard qui se plonge dans le sien, ou à sa façon de lui demander de remettre à plus tard cette soirée à l’extérieur. Il se demande s’il s’agit de Yon. Mais à son annonce, l’incertitude s’installe. Ce n’est pas de son frère, c’est autre chose… Quelque chose de grave ? Ca l’inquiète aussitôt. Eneko lâche un soupir de soulagement, se rendant compte que pendant quelques secondes, il avait eu le souffle coupé tant il craignait ce qu’il allait entendre. « Ca me rassure. A la façon dont tu m’as dit ça, on dirait que c’est grave, pourtant. » Il ne sait pas comment il aurait réagi si elle prenait de la drogue. Sans doute qu’il se serait démener pour qu’elle sorte de là, par tous les moyens. La prostitution, il ne veut même pas imaginer. Ca ne lui avait pas effleuré l’esprit. « Tu te doutes bien que je souhaite que tu commences. » Ca ne fait que remettre à plus tard sa confidence. Eneko lui en parlera, parce qu’il a besoin d’en parler à quelqu’un, parce qu’il sent Oihana de son côté, qu’elle ne le trahira pas. Peut-être même pourrait-elle lui donner son avis… Ce n’est plus une petite fille, malgré le fait qu’il peine à la voir autrement que comme ça. Il prend une gorgée de son thé, puis lui fait signe de le suivre jusque dans le salon, où il s’installe sur le canapé. « Alors, raconte-moi. Qu’est-ce que tu as de si important à me dire ? » Ca le touche qu’elle se confie à lui de cette manière, alors qu’elle pourrait en discuter avec des amies de son âge, avec qui elle s’entend bien. Mais c’est vers lui, son cousin, son parrain, son grand-frère, presque, qu’elle se tourne.

« Alors, raconte-moi. Qu'est-ce que tu as de si important à me dire ? » Tu savais parfaitement qu'Eneko allait te lasser lui parler d'abord. Ce n'était pas ton but de lui passer devant, mais il n'a pas l'air de vouloir aborder sa confidence avant la tienne. Attends, je vais te montrer.  Tu poses ta tasse de chocolat au lait sur la table basse et tu te diriges vers la chambre. Tu attrapes ta tablette et ton épais dossier bleu qui est toujours dans ton sac à main. Le moindre moment de temps libre, tu le passes sur la tête dans les papiers de ton dossier fin d'année. Tu reviens vers le salon, ton parrain a pris place sur le canapé. Tu t'installes à côté de lui. Tu le fixes dans les yeux et tu lui lances  Eneko, je veux que tu me donnes ton avis le plus professionnel. Je ne veux pas que ce soit le cousin qui parle. Ni le parrain. Ni encore moins le protecteur. Je veux que ce soit l'Eneko l'architecte. D'accord ?  Tu ne lui laisses même pas le temps de répondre que tu ajoutes.  On va dire que c'est un oui.  Tu allumes ta tablette. Tu cliques sur le dossier « Projet de fin d'année ». Tu te souviens que mon père, nous avait rencontré ma mère. Il était étudiant en architecture à Toulouse à l'époque, était revenue passé l'été chez ses parents. Chaque après-midi, il retrouvait sa bande d'amis sur la grande plage. Ils allaient boire un café ou une boisson au café dans le centre-ville où travailler ma mère. Pas la peine de te raconter tout, tu  sais aussi bien que moi cette histoire. Tu lui temps l'appareil, avant de reprendre ton monologue. En première année de licence, quand j'étais encore à Paris, notre professeur de Marketing et celui de Gestion, nous ont demandés de faire un projet sur le réaménagement d'un commerce à l'abandon. Je ne sais pas si c'est très clair. Encore, on doit avec des enquêtes, des recherches, de devis pour la rénovation. En clair, une fois que je présente le projet, si demain quelqu'un veut le reprendre, tout doit être réalisable.  Tu soupires. Je ne sais pas si c'est très clair. Tu sors tous les plans que tu as dessinés pour ton projet, le croquis et les vues. C'est la première fois qu'Eneko verra que tu sais dessiner toi aussi. Tu t'es lancé dans l'éco-gestion, car c'était lui l'artiste de la maison. Puis il faut le dire tu n'aimes pas la compétition dans la famille. Tu lui tends ton travail de trois années. Maintenant tu stresses à ce qu'il va bien pouvoir te dire. Ça fait trois ans que je bosse dessus. Ce projet me tient à cœur et depuis, quelques jours le café est en vente. J'ai l'argent nécessaire pour pourvoir le racheter. Il est sûr que je vais devoir manger des patates pendant un moment et dire adieu à certains petits plaisirs. Mais si je ne le fais pas maintenant, il va me passer sous le nez. Je veux ton avis Eneko. Je veux savoir si ça peut fonctionner. Si je peux me lancer dans ce projet avec ton aval. Tu attends sa réponse.  

« L’Eneko architecte, rien que ça. » Mais c’est d’accord, évidemment et elle-même l’a compris sans qu’il ne lui donne une réponse plus précise. Il la regarde, s’installe confortablement sur le canapé en repliant une jambe dessus, tout en buvant une gorgée de son café pendant qu’elle allume sa tablette. Elle lui rappelle une histoire qu’il connait par cœur. Son père est fier de cette anecdote, aime la raconter, même à des gens qui la connaissent déjà et il la récite, comme s’il venait de vivre le moment et lui l’a écouté, à chaque fois, comme si c’était la première fois qu’il entendait son souvenir. Il repose son café sur la table basse pour prendre l’appareil où elle a ouvert un dossier, en jetant un furtif coup d’œil, avant de reposer son attention sur sa filleule, sans perdre une seule miette de son monologue. Et peu à peu, il comprend où elle souhaite en venir. Eneko se penche enfin sur les croquis qu’elle a réalisé, des plans. C’est la première fois qu’il voit ce talent qu’elle lui a caché. Ils en parlaient il y a même pas dix minutes, sur le ton de l’humour, mais il ne pensait pas que ça pouvait être sérieux. Habituellement, Oihana ne lui cache rien. Ca le vexerait presque de ne pas l’avoir su plus tôt. « Tu dessines ? » s’étonne-t-il. « Pourquoi je ne suis pas au courant ? » Ce sont les premières questions qui lui viennent à l’esprit, mais il se reconcentre. Ce n’est pas ce qu’elle demande. « Tu souhaites le racheter, si je comprends bien, pour le remettre au goût du jour et le rouvrir ? » demande-t-il, parce qu’il a besoin d’être sûr de ce qu’elle souhaite faire. Et elle a besoin de son aval. C’est important pour elle. Sa filleule n’a pas besoin de son accord pour se lancer dans un tel projet. « Tu as besoin de mes encouragements, plutôt ? » la corrige-t-il, en pensant que le terme est plus approprié. « Ca peut fonctionner. Ce sera beaucoup de travail et il y a certains points qui seront certainement à améliorer, peut-être même à improviser, selon ce lieu à l’abandon. Il faudrait que je le voie pour te donner un avis global, mais ça peut fonctionner. Tout dépendra par la suite ce que tu en feras, c’est toujours pareil. Il faut savoir se démarquer des autres, mais ça, c’est une autre étape. La première étant de réaménager cet endroit. Ca peut fonctionner. » finit-il par confirmer. « C’est mon avis de professionnel, Oihana. Si tu t’accroches, ça peut fonctionner. Tu as besoin de mes services ? » Evidemment qu’il est prêt à l’aider. « Je te fournirai en autre chose que des patates. » Et il commence en jouant le rôle du grand-frère protecteur qui est là pour la nourrir autrement qu’avec des pommes de terre. « Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé plus tôt ? »

« J’ai dix ans de plus que toi, des années d’expérience… Il ne s’agit pas d’être meilleur que toi. » Il a passé son temps à se rabaisser, lui, à manquer de confiance sur bien des points. Il ne peut pas laisser sa filleule prendre le même chemin ou se penser moins douée que lui. Parce qu’elle peut tout réussir si elle le veut vraiment. Sa filleule, il l’aime au point où il aimerait qu’elle fasse ce qu’elle a envie de sa vie, alors forcément, il ne compte pas la laisser comme ça, sans aucune aide, sans lui pour la soutenir, l’encourager, ou l’enguirlander s’il le faut. Il écoute attentivement sa cousine lui parler et à la voir si passionnée, il mettrait sa main à couper que c’est un rêve qui peut se réaliser si elle venait à acheter ce lieu à l’abandon. Ce qu’elle fera. Elle ne peut pas le laisser à quelqu’un d’autre, il le remarque bien et elle aurait tort de ne pas foncer. Alors il acquiesce et ce qui sonne comme un accord aux yeux d’Oihana semble la réjouir, à tel point qu’il la récupère dans ses bras. Il se met à rire, en tapotant doucement sur son dos. « Ah parce que tu comptes en finir avec tes études ? » Il secoue son index, pour faire comprendre qu’il n’est pas d’accord avec cette option. « Pour le moment, ton projet a juste été discuté. Ca va finir par se faire. Il va falloir qu’on retravaille les plans, prendre des photos du bâtiment, voir exactement ce qui est envisageable et ce qui ne l’est pas, mais ma seule condition, c’est que tu continues, Oi’. L’éco-gestion, ça peut toujours te servir dans la vie, surtout si tu souhaites être ton propre patron. » Il lui prend la main. Elle souhaitait son avis professionnel, mais là, il ne peut empêcher le parrain de montrer le bout de son nez. Il faut qu’il pense à elle, à n’importe quelle possibilité. Même s’il est convaincu que ce café peut fonctionner, derrière le comptoir, les sourires des clients, il y a de la gestion à faire. « N’abandonne pas ta licence maintenant. Ca n’empêchera pas le projet d’avancer et d’aboutir à quelque chose de vraiment bien. Tu finiras par le regretter, si tu ne l’obtiens pas cette licence. Et puis c’est valorisant. » Même pour elle, même sur papier. Avoir fait des études et avoir réussi son diplôme, c’est tout de même deux choses bien différentes. « En tout cas, oui, tu as mes encouragements. Il n’y a pas de problème pour ça. Ton père sera du même avis que moi. » Il en est certain. Il n’aurait pas pu lui dire des choses, la guider vers un chemin, s’il savait que son père désapprouverait, mais lui aussi croit en sa fille, autant que Eneko croit en elle.