Nora | Une femme sans défense.

Les jours se suivent mais ne se ressemblent pas. C’est vrai que, même si certaines journées peuvent sembler pareilles, il y a toujours au moins un détail qui les rendra unique. Aujourd’hui, ma jambe me fait souffrir, atrocement. J’ai l’impression de revivre l’instant où j’ai eu le cran, si on peut dire, de pointer mon arme vers ma cuisse. Une larme coule sur ma joue. Le souvenir de ce moment n’est pas des plus évidents. Mais, il fait partie de ma vie. On n’oublie pas. On n’oublie rien. C’est ce que mon père me disait. Même les moments difficiles participent à nous construire. C’est ainsi, il faut l’accepter. Toute la journée, j’ai pris toutes sortes de médicaments, qui me prescrivent les médecins en cas de douleur. Ce qui est paradoxal, c’est qu’ils donnent des médicaments pour calmer une douleur qu’ils ne connaissent pas. C’est vrai, je suis certaine de pouvoir chercher, en vain, un médecin qui connait la douleur provoquée par une putain de balle dans la jambe.

Une bonne partie de l’après-midi, j’ai somnolé sur le canapé. Je me contente de somnoler. Dormir, c’est devenu compliqué pour moi, à cause de tous ces cauchemars que je fais. Chaque nuit, chaque fois que je m’endors. Je revis ces moments de guerre. Je ne veux plus dormir. J’ai peur. J’ai peur parce que, même si je passe une bonne journée, en essayant de reprendre ma vie, ces cauchemars me ramènent toujours à la réalité, à ma réalité.

Il doit être environ dix-huit heures. Je me redresse en sursaut. J’ai mal. J’ai tellement mal. Je ne peux m’empêcher de pleurer. C’est tellement fort. C’est trop fort. Les médicaments ne font rien. Du moins, je ne ressens pas leur effet. Si je vais à l’hôpital, je sais d’ores et déjà qu’ils ne feront rien. Ils ne pourront rien faire. Rien faire de plus. C’est ce qu’ils disent à chaque fois. Seules les séances de kinésithérapie peuvent m’aider. Je prends mon téléphone. J’ai besoin de quelqu’un. J’appelle Nora. Nora, elle comprend. Du moins, elle fait tout pour. Elle a toujours été là pour moi jusqu’à présent. J’entends la sonnerie. Il ne faut pas longtemps pour qu’elle décroche. « J’ai mal Nora. J’ai tellement mal… » Je ne peux finir ma phrase que j’éclate en sanglots. J’ai l’air d’une pauvre fille fragile et sans défense. C’est assez ironique, quand on pense à l’image forte renvoyée par les militaires. Je suis une ironie à moi toute seule. Ma vie est une ironie.

Je laisse tomber le téléphone dès que j’entends le son de sa voix. Elle arrive. C’est tout ce qui compte. Sans Nora, je n’en serais pas là aujourd’hui. Enfin dis à ce moment précis, c’est comique. Mais depuis six mois, j’ai des hauts, j’ai des bas. Si j’ai des moments où je vais bien, où je ris, c’est grâce à elle. Non, elle ne me soigne pas. Elle est là. C’est ce qu’il y a de plus important. Elle est toujours présente pour m’écouter. Elle est toujours présenter pour trouver les mots qu’il faut. Elle ne prend pas de gants, elle me dit les choses sans barrières. Et c’est tout ça, qui me fait un bien fou. Je n’ai pas bougé. Je suis toujours sur le canapé. Je suis toujours mal. Nora, elle sait gérer les moments où je suis comme ça. A l’hôpital, c’était toujours elle qui venait quand ça n’allait pas. J’ai pris cette habitude.

Elle arrive. Je pousse un soupire de soulagement en la voyant passer la porte. Je sens encore les larmes couler sur mes joues. Elle s’assoit à côté de moi et me prend dans ses bras. Je me redresse et la regarde, les yeux humides. « Je te demande pardon. Tu avais certainement quelque chose de plus intéressant à faire mais… Mais je ne savais pas qui appeler. » Le silence est roi, un court instant. « Personne ne comprend. » Elle me rassure. Rien que ça présence m’apaise. Elle a ce don, Nora. Elle a cette façon d’aider les gens avec toute sa simplicité, avec toute sa douceur. Non, tout ne va pas bien. Je l’écoute, mais j’ai envie d’hurler. Je la laisse parler. J’écoute et je me tais. « En bonne santé, avec une jambe qui ressemble à un bout de bois… » Je soupire. « J’ai mal, et ces putains de médicaments ne réduisent même pas la douleur. » Pourquoi j’ai fait ça ? Pourquoi je me suis tirée cette balle toute seule. C’est la pire idée que j’ai eu de toute ma vie. Et j’espère pour moi que ce sera la dernière. Non mais franchement, qu’est-ce que je croyais ? J’aurais mieux fait de me la tirer en plein cœur, cette balle. Au moins, je n’en serais pas là aujourd’hui. Je ne dis pas que je n’aime pas la vie. Je n’aime juste pas la vie quand je souffre. « J’ai été assez conne pour m’enfermer un peu plus en enfer. » Je regarde Nora de nouveau. « Quand j’ai mal à ce point, je me dis que l’armée ce n’était pas si mal en fait… » Oui, j’en viens à dire ça. Oui, je pense ce que je dis. Oui, je suis malheureuse. Non, là, tout de suite, je n’ai aucun espoir pour l’avenir. Je suis comme ça. Un jour pessimiste, un jour optimiste. C’est tout noir ou tout blanc maintenant. Je ne fais jamais dans la demi-mesure. J’ai toujours été comme ça. On me l’a souvent reproché d’ailleurs.